Analyse critique d’une actualité : Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes

Analyse critique d’une actualité : Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes

Loi sur l’égalité (LEg) : enjeux et limites de sa modification pour les femmes

Cette analyse cherche à faire un état des lieux en matière d’égalité au travail entre les femmes et les hommes en Suisse en prenant l’exemple du projet de modification de la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (Loi sur l’égalité, LEg). Premièrement, il s’agit de revenir brièvement sur les raisons principales des inégalités salariales et les principales avancées en matière d’égalité femmes-hommes dans le droit suisse. Ensuite, il convient d’analyser les actuelles décisions parlementaires sur la modification de la Loi sur l’égalité à l’aune de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women, CEDAW) ainsi que des principaux enjeux et débats politiques. Finalement, il conviendra de revenir sur les mobilisations sociales qui ont lieu en Suisse autour des questions d’égalité salariale afin de réfléchir quelles autres décisions et politiques publiques pourraient subvenir pour éradiquer les inégalités femmes-hommes en matière de salaire.

Le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG) et l’Office fédéral de la statistique (OFS), dans un rapport de 2013, démontrent que les discriminations salariales en Suisse se chiffrent à un total de 7.7 milliards de francs suisses de manque à gagner pour les femmes[1]. Mais, comment mesurer cette discrimination salariale ?[2] La Confédération helvétique ne se distingue pas de ses voisins européens en matière d’inégalité de revenus entre les femmes et les hommes; il ne s’agit en effet pas d’un problème proprement suisse mais touche bien l’ensemble des Etats signataires de la CEDAW (Meulders et al, 2005 : 95-97). Ces inégalités sont liées à plusieurs facteurs qui peuvent être objectivement expliqués, comme l’emploi occupé, le choix des études et le choix du métier ou encore la féminisation de certains secteurs, l’âge et le nombre d’années d’ancienneté. D’autres formes de discrimination influent sur les inégalités au travail, liées à l’orientation sexuelle, l’appartenance religieuse, l’origine sociale, la race, entre autres, et sont prises en compte. Elles forment ce qu’on appelle le facteur individuel et peuvent aussi expliquer une partie des inégalités de salaire femmes-hommes.

De plus, une discrimination verticale, concernant les promotions est constatée ; les femmes gravissent les échelons de façon beaucoup plus lente que leurs homologues masculins et se heurtent à un plafond de verre (Bozio et al., 2014). Rentre en compte également dans les motifs explicables, la problématique des emplois non-rémunérés comme c’est le cas du travail domestique. En effet, les femmes ont une charge de travail domestique plus conséquente que les hommes encore aujourd’hui, ce qui tend à diminuer leur temps de travail rémunéré et les amènent à choisir davantage des emplois à temps partiel (Sousa-Poza and al., 2001). Toutefois, une part d’ombre demeure dans l’explication de ces inégalités de salaire (Meulders et al., 2005). C’est cette part qui n’a pas de motifs explicatifs que cherche à réduire le Conseil des Etats et le Conseil national à travers le projet de modification de la LEg. Par là, il s’agit donc pour le politique de s’attaquer à une partie de la problématique et non à l’ensemble du problème que pose l’inégalité femmes-hommes au travail. Pourtant, en ne considérant qu’une partie du problème, les discriminations vont persister et l’écart salarial ne diminuera que lentement, comme le soutient Antoine Bozio, Maître de conférences à l’EHESS :

 « Les politiques publiques visant à réduire durablement les inégalités entre genres sur le marché du travail doivent s’attaquer aux causes de leur formation et non se limiter à promulguer des lois rappelant l’égalité juridique des femmes et des hommes. » (Bozio et al., 2014 : 1)

Depuis 1981, le principe d’égalité entre les femmes et les hommes est inscrit dans la Constitution suisse (art. 8, al. 3, 3e phrase). En 1996, la Suisse met en vigueur la Loi fédérale sur l’égalité et ratifie un an plus tard la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[3]. Les progrès en matière d’égalité femmes-hommes au travail en Suisse sont donc tout jeunes. Les femmes mariées n’avaient même pas le droit de travailler ou d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de leur mari jusqu’en 1988. Ainsi, en signant la CEDAW, la Confédération a le devoir de respecter ses principes dont l’article 11, al. 1, 4e phrase :

« Le droit à l’égalité de rémunération, y compris de prestation, à l’égalité de traitement pour un travail d’égale valeur aussi bien qu’à l’égalité de traitement en ce qui concerne l’évaluation de la qualité du travail »

La spécificité helvétique ajoute de la lenteur au processus d’égalité de traitement entre les femmes et les hommes, comme l’explique Michelle Beyeler, Maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Zurich. En effet, en Suisse, les modifications formelles (les normes constitutionnelles cantonales et fédérales) ne se font qu’à la suite de fortes et nombreuses mobilisations sociales de la part des institutions informelles (représentant les normes socialement acceptées) du fait de la lourdeur des processus (principe d’autonomie cantonale, veto des cantons lors des décisions de démocratie directe avec la double majorité, etc.) :

« Les changements observés au niveau des institutions informelles constituent dès lors le principal moteur de changement politique. Et, en l’absence d’une forte mobilisation politique qui remette en question le statu quo, un tel changement a tendance à être lent. » (Beyeler, 2014)

Ainsi, les deux chambres emboîtent finalement le pas à la société civile en acceptant de justesse par le Conseil national d’entrer en matière sur le projet de modification de la Loi sur l’égalité lors de la session parlementaire d’automne 2018, soit plus de vingt ans après la signature de la CEDAW par la Confédération. Cette décision ne semblait pas aller de soi puisque la majorité parlementaire de droite UDC-PLR aurait pu faire pencher le vote du côté du « non » définitif. Par ailleurs, malgré le fait que le projet soit édulcoré par rapport à l’Arrêt fédéral du Conseil fédéral sommant les deux chambres de réviser la LEg (on passe d’une loi concernant les entreprises de plus de 100 employé·e·s au lieu de celles de plus de 50 employé·e·s, une absence de sanctions en cas de manquement et des outils statistiques ont été mis à disposition par la Confédération afin que les entreprises puisses s’auto-contrôler en cas d’inégalités salariales), les débats parlementaires concernant le projet de loi reviennent aussi sur la volonté d’augmenter l’âge de la retraite des femmes bien que cette question ait été l’une des raisons de l’échec de la votation populaire du 24 septembre 2017[4]. De plus, nous l’avons constaté ci-dessus, l’obligation de transparence salariale comme souhaitée par le Conseil fédéral n’a plus rien d’obligatoire puisque celle-ci concernerait moins de 1% des entreprises en Suisse et qu’aucune mesure contraignante n’est prévue par les deux chambres à ce stade.

Actuellement, il est toujours très difficile de prouver les discriminations dues au genre en matière de salaire : « Devant les tribunaux, les plaintes pour inégalité de salaire sont rejetées à 76% » (SSP-VPOD, 2018) bien que la LEg proposait déjà un allègement du fardeau de la preuve, la proposition du Conseil fédéral du projet de modification de la LEg vise à renverser le fardeau de la preuve, qui n’incomberait plus à la victime. Jusqu’à maintenant, celui-ci représente une discrimination de plus à l’encontre des femmes puisque ces dernières ne peuvent avoir justice devant un tribunal, faute de reconnaissance de la discrimination subie.

Finalement, ce n’est donc qu’en s’armant davantage de patience et en continuant à faire pression sur les politiques au moyen de mobilisations toujours plus importantes que les femmes pourront peut-être un jour voir les inégalités salariales s’amincir, voire disparaître en Suisse. L’entrée en matière par le Conseil national s’est décidée deux jours après la manifestation nationale #enough18 du 22 septembre pour l’égalité salariale. Par là il ne s’agit pas de penser qu’un mouvement social ait pu prendre assez de poids aux yeux du politique mais qu’il ne peut plus être ignoré. Par ailleurs, les manifestant·e·s appellent également à une grève nationale des femmes le 14 juin 2019, à l’instar du succès de la grève en Espagne cette année. Le 8 mars 2018, un appel à la grève générale féministe a été lancée et les Espagnol·e·s ont manifesté massivement pour l’égalité salariale à l’appel de syndicats et d’organisations féministes[5]. Les femmes en Suisse, dans un large spectre allant de la gauche radicale au centre-droit semblent favorables à une grève l’année prochaine. Ce ne sera pas la première fois que la Suisse connaît un tel événement : le 14 juin 1991 déjà, quelques 500’000 femmes avaient répondu à l’appel à la grève.

En conclusion, la discrimination salariale ne pourra s’amoindrir si les politiques suisses n’envisagent pas la sphère privée comme une problématique publique, en ne choisissant qu’une infime partie du problème à résoudre. En effet, le travail domestique et la charge mentale qu’elle entraine, le congé paternité qui n’existe pas actuellement, le manque de place en garderie, l’éducation des enfants qui restent largement du ressort féminin sont autant d’aspects qui impactent ensuite sur les possibilités d’emploi des femmes, leur embauche, leur salaire et leur promotion. Les pratiques qui se perpétuent au sein des entreprises ont leur grande part de responsabilité également. La pression envers les entreprises pourrait peut-être s’accroître si des mesures touchant directement leur réputation étaient prises, comme le suggère le Conseil fédéral dans son message sur la modification de la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes : « En guise de sanction, l’entreprise concernée pourrait figurer sur une liste accessible au public » (Conseil Fédéral, 2017 : 5178). Ce genre de contraintes remettrait en jeu leur crédibilité en tout cas auprès d’une partie de la gent féminine et pourrait les décrédibiliser jusqu’à un niveau international, ce qui aurait des répercussions économiques ensuite pour l’entreprise. Quoi qu’il en soit, le projet de modification de la Loi sur l’égalité demeure bien insignifiant face aux mesures entreprises par l’Islande cette année[6].

 

Leïla Sahal

Dans le cadre de l’enseignement de master – Genre, droit et Justice

Lausanne, le 12 octobre 2018

 

 

Bibliographie

Sources primaires

  • Assemblée fédérale de la Confédération suisse, Arrêté fédéral
portant sur la Convention sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 4 octobre 1996
  • Assemblée générale des Nations Unies, Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 18 décembre 1979
  • Conseil fédéral, 047 Message
sur la modification de la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (Loi sur l’égalité, LEg), Berne, 5 juillet 2017

Site Internet du parlement suisse

  • Chronologie de la procédure législative concernant le projet de modification de la LEg. Consulté le 11 octobre 2018. Lien URL :
    https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=43229

 

Sources secondaires

Rapport

  • Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes BFEG et Office fédéral de la statistique OFS, « Vers l’égalité des salaires! Faits et tendances », Berne, juin 2013

Dépliant

  • SSP-VPOD, Manifestation nationale 22 septembre 2018 – Pour l’égalité, contre les discriminations !, 1er juin 2018

 

Articles

  • Beyeler, Michelle (2014). « Effets directs et indirects du fédéralisme sur les politiques en matière d’égalité entre les femmes et les hommes – Perspectives venues de la Suisse ». In Fédéralisme Régionalisme, vol. 14, Etudier les systèmes fédéraux à travers le prisme du genre [en ligne], consulté le 10 octobre 2018. Lien URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=1364
  • Devreux, Anne-Marie (2009). « « Le droit, c’est moi. » Formes contemporaines de la lutte des hommes contre les femmes dans le domaine du droit ». In Nouvelles Questions Féministes, vol. 28, (n°2), pp. 36-51
  • Bovolenta, Michela (2017). « « Au boulot jusqu’au tombeau ? » : le Collectif féministe contre PV 2020 ». In Nouvelles Questions Féministes, vol. 36, (n°2), pp. 142-146
  • Bozio, Antoine et al. (2014). « Réduire les inégalités de salaires entre femmes et hommes ». In Notes du conseil d’analyse économique, vol. 7 (n° 17),
    1-12
  • Meulders, Danièle et al. (2005). « Les inégalités salariales de genre : expliquer l’injustifiable ou justifier l’inexplicable ». In Reflets et perspectives de la vie économique, Tome XLIV, (n°1), pp. 95-107
  • Sousa-Poza, Alfonso, Hans Schmid and Rolf Widmer (2001). “The Allocation and Value of Time Assigned to Housework and Child-Care: An Analysis for Switzerland”. In Journal of Population Economics, (n° 14), pp. 599- 618

Articles de presse

  • Alexandrowicz, Laurence, « L’Islande, championne du monde de la parité salariale ». In Euronews [en ligne], le 2 janvier 2018, consulté le 11 octobre 2018. Lien URL : https://fr.euronews.com/2018/01/02/l-islande-championne-du-monde-de-la-parite-salariale
  • La rédaction avec AFP, « En Espagne, les femmes sont en grève générale pour l’égalité ». In Madame Le Figaro [en ligne], le 8 mars 2018, consulté le 11 octobre 2018. Lien URL : http://madame.lefigaro.fr/societe/espagne-greve-generale-des-femmes-pour-legalite-8-mars-journee-internationale-des-droits-des-femmes-080318-147733

[1] BFEG et OFS, « Vers l’égalité des salaires! Faits et tendances », Berne, juin 2013, p. 5

[2] La notion de discrimination est définie par la CEDAW à l’article premier : « […] l’expression “discrimination à l’égard des femmes” vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. »

[3] La Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (Loi sur l’égalité, LEg) a été décidée le 24 mars 1995 et est entrée en vigueur le 1er juillet 1996. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes conclue le 18 décembre 1979 est approuvée par l’Assemblée fédérale le 4 octobre 1996, ratifiée le 27 mars 1997 et entrée en vigueur le 26 avril de la même année.

[4] Il s’agit de la réforme PV2020 qui a soulevé une importante mobilisation de la part de la société civile organisée (syndicats, associations féministes et organisations de gauche) (Bovolenta, 2007). La question de l’élévation de l’âge de la retraite des femmes reste ouverte au niveau politique puisque le Conseil fédéral prévoit des réformes de l’AVS. Lors de la session d’automne 2018 du Conseil national, la question est également revenue, que ce soit par ses détracteurs·trices pour se plaindre de la situation mais aussi par ceux qui sont en faveur et demandent une élévation de l’âge de la retraite en même temps que l’entrée en matière du projet de modification de la LEg. Les discussions sur l’âge de la retraite des femmes, qu’elles soient accompagnées de contreparties pour les femmes (augmentation de l’AVS par exemple) ou non sont un signe de la droitisation actuelle du politique en matière d’égalité femmes-hommes en creusant encore davantage le fossé, sous prétexte d’égalité entre les sexes en ajustant l’âge de la retraite à celle des hommes (Devreux, 2009)

[5]La rédaction avec AFP, « En Espagne, les femmes sont en grève générale pour l’égalité ». In Madame Le Figaro [en ligne], le 8 mars 2018, consulté le 11 octobre 2018. Lien URL : http://madame.lefigaro.fr/societe/espagne-greve-generale-des-femmes-pour-legalite-8-mars-journee-internationale-des-droits-des-femmes-080318-147733

[6] Entamé en 1975, le mouvement pour l’égalité salariale femmes-hommes en Islande à gagner gain de cause puisque leur gouvernement a tout simplement rendu illégal l’inégalité de revenus dans le pays, rendant ainsi la parité salariale obligatoire. Alexandrowicz, Laurence, « L’Islande, championne du monde de la parité salariale ». In Euronews [en ligne], le 2 janvier 2018, consulté le 11 octobre 2018. Lien URL : https://fr.euronews.com/2018/01/02/l-islande-championne-du-monde-de-la-parite-salariale

À propos de Leïla Sahal

Ancienne co-présidente de COSPOL (année académique 2016-2017), j'étais responsable du département Communication de COSPOL (année académique 2015-2016) et je suis membre de l'association depuis 2015. J'ai terminé un Bachelor of Arts (B.A.) en Science politique à l'Université de Lausanne (UNIL) en 2017, je suis actuellement étudiante de Master en Science Politique, orientation Histoire internationale à l'UNIL.

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