« L’affaire Mennel » : vers un espace public fascisant ?

« L’affaire Mennel » : vers un espace public fascisant ?

Le 3 février dernier, dans une émission de télévision qui met en scène des concours de chant, une jeune femme impressionne le jury avec son interprétation de la chanson Hallelujah de Leonard Cohen, qu’elle chante en anglais et en arabe. On pourrait s’attendre à ce qu’un tel symbole – la chanson iconique d’un homme juif, reprise avec émotion en arabe – soit adulée et fasse l’objet de démonstrations de niaiseries dont seules les productions audiovisuelles ont le secret. Mais il en sera tout autrement. En effet, la jeune femme en question est musulmane, d’origine syrienne, et a l’immense audace de porter un foulard, ce qui fait d’elle une dangereuse cible à abattre.

Sur Twitter, des personnes (notamment des personnages proches des réseaux d’extrême-droite) s’indignent du foulard que porte Mennel Ibtissem, et s’étonnent également qu’elle puisse chanter en arabe. Des tweets dénoncent ses liens avec « l’islamisme radical » [sic] et exigent sa démission. En parallèle, ces personnes fouillent dans ses réseaux sociaux, et trouvent des éléments plus concrets pour discréditer la jeune femme : des prises de positions qualifiées de complotistes où elle questionne le récit sur l’attentat de Nice, et où elle désigne l’état français comme les « vrais terroristes ».

L’affaire prend alors une autre ampleur car, de la sphère bien définie des réseaux d’extrême- droite, elle en devient une affaire publique. On en débat sur des plateaux télé (où une chroniqueuse a par exemple questionné le choix de la candidate de chanter en arabe « par les temps qui courent ») ; des personnalités politiques (notamment proches du Printemps Républicain) dénoncent les liens de la jeune fille avec l’islamisme radical [sic], et demandent son exclusion de l’émission; des quidams se saisissent de la polémique, notamment sur les réseaux sociaux. Face à l’ampleur que prend soudainement cette controverse, la jeune femme s’excuse à plusieurs reprises pour ses propos, mais sera finalement contrainte de démissionner de l’émission. Par ailleurs, sa présence à l’émission sera complètement effacée puisqu’elle sera entièrement coupée au montage.

Comment un fait somme toute assez banal et inintéressant – la participation d’une jeune fille à un concourt de chant – peut-il devenir un enjeu central du débat public, et concerner la population française dans son ensemble ? Comment se fait-il que les modes d’expression de réseaux d’extrême-droite soient insufflés et repris tels quels dans l’espace public global ? Il ne s’agira pas ici d’analyser les modalités précises de cette polémique en tant que telle, comme le ferait par exemple Arnaud Mercier (2015), mais de voir la manière dont elle s’insère dans un contexte social particulier (marqué par une recrudescence d’expressions politiques que l’on pourrait qualifier de fascisantes). En bref, il s’agira plutôt de voir ce que cette séquence précise nous dit de l’espace public actuel, et de ses déséquilibres.

Dans leur étude classique portant sur ce qu’ils appellent « les agitateurs américains », Lowental et Guterman remettent en cause l’idée selon laquelle les réseaux fascisants et leurs discours et pratiques ne seraient qu’un phénomène marginal, pour affirmer au contraire que ceux-ci sont constitutifs de la société moderne. De fait, ils se proposent « de décrire certaines des caractéristiques distinctives de l’agitateur américain et d’examiner les facteurs sociaux et psychologiques qui lui permettent de rayonner » (2017 [1948] : 172).

Pour eux, cette forme particulière de rhétorique politique (qu’ils appellent agitation) constitue l’opposé de ce que devrait être un espace public démocratique : en effet, elle exploite les malaises des sociétés modernes, pour en brouiller les causes à travers l’identification d’un responsable bien défini. Ainsi, « l’agitateur pointe des ennemis, des groupes ou des individus qu’il tient pour responsables de la situation pénible, et il suggère toujours que ce qui est nécessaire, c’est l’élimination de ces personnes et non pas un changement dans les structures politiques (…) L’ennemi est considéré comme agissant directement sur des victimes ; sans l’intermédiaire d’une forme sociale impersonnelle » (Lowental et Guterman, 2017 [1948] : 173). La solution à ce mal-être social réel ne consiste donc pas en une action collective contre ses causes politiques, mais en la stigmatisation d’un groupe social particulier considéré comme la source de tous ces problèmes. Or, bien évidemment, loin de régler le problème, cette option ne fait que l’exacerber. C’est ce qui conduit les deux auteurs à comparer les agitateurs à des médecins malveillants, qui trompent leurs patients à dessein : « Le patient qui souffre d’une telle maladie a un besoin instinctif de se gratter. S’il suit les ordres d’un médecin compétent, il s’abstiendra de se gratter et cherchera un remède contre les démangeaisons. S’il succombe cependant à cette réaction instinctive, il se grattera avec plus de vigueur encore. Cet exercice irrationnel d’automutilation lui procure un certain soulagement, mais augmente dans le même temps son besoin de se gratter et il ne sera bientôt plus en mesure de guérir de sa maladie. L’agitateur dit : continuez de vous gratter ! » (Lowental et Guterman, 2017 [1948] : 182).

On retrouve sans grande surprise ces mécanismes dans le cas français, où la population musulmane – et ceci d’autant plus dans un contexte d’état d’urgence et de « guerre contre le terrorisme » – est représentée comme la source de tous les maux. « L’affaire Mennel » démontre également comment l’agitation fasciste telle que décrite par Lowental et Guterman constitue l’inverse d’un espace public démocratique, supposé être l’espace (matériel et immatériel) dans lequel on discute et définit des orientations politiques et sociales qui affectent l’ensemble de la société. Ainsi, cet idéal est compromis (notamment) par la contagion de polémiques lancées par ces réseaux d’agitateurs, qui en deviennent soudainement (et superficiellement) des enjeux d’intérêt général. On a donc à faire à un espace public pathologique, dans la mesure où « la polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale ; elle instruit un procès ; elle n’a pas affaire à un interlocuteur, elle traite un suspect » (Foucault, 1994 : 592).

Les modalités discursives sont de fait radicalement différentes, puisqu’il s’agit plutôt ici de gagner contre un adversaire, et non d’avancer collectivement dans une discussion et des prises de position. La polémique tranche d’avance, en instituant deux camps opposés, et en établissant des modes de paroles inégaux : « Le jeu pour lui [le polémiste] ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l’annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d’approcher autant qu’il se peut d’une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste. Le polémiste prend appui sur une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu » (Foucault, 1994 : 591-2).

Néanmoins, là où pour Foucault, les rapports de pouvoir sont inhérents – mais donc circonscrits – au cadre de la polémique, pour le cas qui nous intéresse, ils sont au contraire constitutifs de la société dans laquelle celle-ci prend place. La légitimité du polémiste décrite et analysée par Foucault tient autant à sa place au sein de l’échange discursif, qu’à son statut social (et à celui de son adversaire). Ainsi, contrairement à une thèse communément admise, ces épiphénomènes d’attaques envers des populations musulmanes (ou considérée comme telles) ne constituent pas (uniquement) une diversion à des questions politiques plus globales, mais elles en sont constitutives.

On peut dès lors supposer que c’est ce qui a rendu possible l’extension de cette polémique lancée par ces agitateurs (pour reprendre les termes de Lowental et Guterman). Ainsi, la raison pour laquelle cette controverse a pu prendre une nouvelle ampleur et polluer le débat public dans son ensemble réside dans les déséquilibres de la société qu’il concerne, une société dans laquelle les femmes qui portent le voile n’ont pas accès à l’école publique depuis la loi de 2004, une société qui a vu plus de 3000 perquisitions sur des familles musulmanes (ou identifiées comme telles) en contexte d’état d’urgence, une société à laquelle les personnes musulmanes (ou identifiées comme telles) doivent constamment réaffirmer leur appartenance. Le procès décrit par Foucault n’est donc plus (seulement) celui de l’agitateur polémiste contre son adversaire, mais celui d’une partie de la société contre une autre.

Anouk Essyad

 

Bibliographie

FOUCAULT Michel, « Polémique, politique et problématisations », Dits et écrits, IV, Gallimard, Paris, 1994, Pp. 591-598.

LOWENTHAL, Leo & GUTERMAN, Norbert, « Portrait de l’agitateur américain », in Réseaux, n°202-203, 2017 (1948), pp. 170-185.

MERCIER, Arnaud. « Twitter, espace politique, espace polémique », in Les Cahiers du numérique, vol. 11, n°4, 2015, pp. 145-168.

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