Pour une autre Europe

Pour une autre Europe

Depuis quelques années, l’Union européenne (UE) subit de nombreuses critiques portant sur son déficit démocratique. D’un point de vue démocrate, on ne peut que s’en réjouir. Cependant, et c’est là que cet article trouve son origine, la plupart de ces critiques semblent légitimer une définition courante et dominante de la démocratie, celle de la démocratie représentative, notion qui est passée au fil du temps « d’oxymore à pléonasme »[1]. Pour ceux qui penseraient cette question de faible importance en Suisse, celle-ci ne faisant pas partie de l’UE, il est nécessaire d’apporter quelques précisions : la part du droit d’origine internationale dans la législation suisse a augmenté fortement depuis une trentaine d’années pour atteindre près de 54% en 2007[2]. Cette internationalisation du droit suisse est due en majorité à l’européanisation croissante, processus au cours duquel le développement politique au niveau de l’UE devient une partie de la logique des processus décisionnels nationaux, phénomène qui est souligné par Sciarini, Fisher et Traber dans leur ouvrage commun portant sur les changements contemporains dans la politique suisse.[3] On pourrait alors rétorquer que la Suisse, puisqu’elle ne fait pas partie de l’UE, voit sa souveraineté plus « atteinte » que celles des pays membres puisqu’elle n’a aucune influence sur la production législative européenne alors que cette dernière influe sur la sienne.

Pour cette discussion, nous allons nous inspirer grandement de l’ouvrage d’Antoine Chollet « Défendre la démocratie directe – sur quelques arguments antidémocratiques des élites »[4] qui, au-delà de souligner la rhétorique antidémocratique présente au sein des élites suisses, contient une clé de lecture permettant d’analyser le caractère antidémocratique aussi bien des discours que des institutions en général. Le choix d’une telle grille de lecture défendant une démocratie radicale – le terme radical ne doit pas être considéré ici dans sa connotation sociale péjorative – permet de déplacer le débat habituel sur le caractère démocratique de l’UE en posant de nouvelles questions et in fine de mettre en lumière des aspects jusqu’alors invisibilisés.

Cependant, partant d’une telle grille de lecture de la démocratie – la seule qui soit cohérente en réalité comme on tentera de le montrer –, il devient évident que bon nombre de critiques pourraient également s’appliquer à la plupart des Etats nationaux qui se disent démocratiques. De ce fait, nous allons nous concentrer ici sur les points qui nous semblent soit proprement spécifiques à l’UE, soit possédant un caractère antidémocratique à un degré plus élevé que dans les cadres nationaux. Pour ce faire, nous ne nous en tiendrons pas seulement aux aspects institutionnels mais analyserons et discuterons également certains discours tenus par des défenseurs de l’UE qui, face aux critiques récurrentes sur son déficit démocratique, ont tenté de la défendre, que cela soit en justifiant sa nécessité ou en niant la validité de ces critiques. Enfin, il faut également préciser que cet article n’a pas pour but d’être exhaustif et de lister tous les déficits démocratiques de l’UE mais plutôt, comme indiqué plus haut, de reconsidérer l’UE sous un nouveau point de vue afin d’éclairer certains angles morts.

Pour le plan de cette discussion, nous commencerons par deux types de discours fréquemment réactivés dans la défense l’UE avant de poursuivre avec deux institutions spécifiques de l’UE, le Parlement européen et la Commission européenne, qui soulignent particulièrement bien le caractère antidémocratique de l’Institution en général.

Partie 1 : Discours 

L’intérêt de l’étude des discours sur ce sujet est qu’aujourd’hui, sauf de rares exceptions, personne, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, n’ose s’afficher publiquement comme antidémocrate. L’antidémocratisme explicite est cantonné à des groupuscules sans importance sociale. Dès lors, puisqu’il est nécessaire de se dire démocrate et/ou de louer la démocratie pour sa survie politique ou afin d’en puiser la légitimité, l’antidémocratisme ne peut apparaître que de manière opaque et implicite. Autrement dit, « l’inhibition des potentialités démocratiques par les pouvoirs dits « démocratiques » ne peut être qu’une pratique, une pratique obscure, une pratique de basses manœuvres »[5] et c’est précisément le rôle de l’analyse des discours que de la mettre en lumière.

Elections indirectes (ou contrôle démocratique indirect)

Nous entamerons cette discussion par un argument souvent évoqué selon lequel l’UE est bien démocratique puisqu’elle est soumise à un contrôle indirect via les gouvernementaux nationaux. A titre d’exemple, je vais commencer par citer un passage d’un article de Andrew Moravcsik, professeur de science politique à l’Université de Princeton, cherchant à montrer que le déficit démocratique que certains expriment à l’égard de l’UE est un mythe : « L’équilibre des pouvoirs inscrit dans la Constitution, le contrôle démocratique indirect via les gouvernements nationaux et la montée en puissance du Parlement européen sont des éléments suffisants pour s’assurer du fait que les décisions de l’Union sont, dans presque tous les cas, honnêtes, transparentes, efficaces et adaptées aux demandes des citoyens européens. »[6].

Il y a de nombreux éléments de cette phrase sur lesquelles on pourrait s’arrêter mais focalisons-nous sur sa notion de « contrôle démocratique indirect ». En effet, en postulant que le contrôle indirect via les gouvernements nationaux est démocratique, il présuppose que ces derniers le sont également et, en cela, que ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie représentative est elle-même démocratique. Or, rien n’est moins sûr. En effet, comme le résume Chollet tout au long de l’ouvrage, « l’idée que chacun devrait pouvoir vaquer à ses occupation en déléguant les affaires politiques à un petit nombre « de responsables » n’appartient pas à la tradition démocratique, mais au libéralisme élitiste, celui de Benjamin Constant par exemple, ou de Madison, Hamilton et Jay dans les Federalist Papers. Il émane d’une peur de la participation populaire, et, plus généralement, de toute dynamique minant un ordre établi selon des règles censément rationnelles »[7]. En effet, dans le courant du 18ème siècle, la notion de démocratie perd peu à peu son sens initial pour prendre ce tournant, notamment à des fins de stratégies politiques : « Afin de conserver l’efficacité politique du terme de démocratie, l’élitisme a inventé l’idée, profondément contradictoire en elle-même, d’une « démocratie représentative », mi-aristocratique, mi-démocratique. »[8]. Or, comme on le sait, le passage du temps produit souvent une amnésie généralisée, c’est-à-dire l’oubli des luttes politiques, sociales et symboliques à l’origine de toute institution avant que celle-ci ne s’institue, se « naturalise » et ne soit même plus questionnée, principe même de la légitimité selon Bourdieu. C’est précisément ce phénomène qui a eu lieu avec la démocratie représentative, au point que l’idée même d’une démocratie directe ou d’un renforcement de celle-ci nous catalogue au banc des utopistes, ou pire. De ce fait, appelle Antoine Chollet, « la critique de la représentation est l’une des tâches les plus urgentes de tout discours démocratique »[9].

Dès lors qu’on a remis la démocratie représentative dans son contexte d’institutionnalisation, il n’est pas légitime que, d’une part, le sens que l’on donne aujourd’hui à la démocratie ait été façonné par des individus qui tentaient justement de limiter le pouvoir effectif du peuple et que, d’autre part, on puisse définir que le principe représentatif est par définition démocratique puisque, « qualifier les gouvernements représentatifs actuels de démocratie a ceci de trompeur qu’ils ont été conçus très explicitement contre la démocratie »[10]. Néanmoins, on peut adresser cette critique à tous les Etats qui se pensent démocratiques du seul fait de l’existence du volet représentation.

Mais, dans le cas européen, cela va plus loin puisque cet auteur et de nombreux défenseurs de l’UE parlent de contrôle démocratique « indirect » par les gouvernements nationaux. L’introduction de l’élément indirect ne peut nous empêcher de penser à l’exemple étatsunien (ou suisse avec l’élection du Conseil fédéral) qui pousse encore à un degré supérieur la justification qui assimile représentativité et démocratie, ainsi que le souligne Chollet en parlant des Etats-Unis : « l’exemple le plus fameux est donné par l’élection indirecte du chef de l’exécutif qui avait été explicitement pensée pour limiter les mouvements imprévisibles de l’opinion en faveur des démagogues, et confier à un corps respectable de notables le soin de choisir le futur président. »[11] Il est donc tout à fait paradoxal de voir la défense du caractère démocratique de l’UE se référer à une pratique qui ne l’est pas.

Pour finir sur ce point, il faut rappeler que c’est le principe d’égalité des citoyens qui avait fait adopter à Athènes le principe du tirage au sort, plutôt que celui de l’élection, qui, comme on l’a vu auparavant, constitue un principe aristocratique[12]. Dès lors, quand bien même des questions liés aux difficultés de l’institutionnalisation d’un tel principe à une échelle aussi grande que l’UE peuvent légitimement se poser, toute réponse démocratique à ce problème ne peut néanmoins accepter que l’on défende le caractère démocratique d’une institution par la représentation/l’élection et, partant, encore moins par l’idée d’un contrôle démocratique indirect.

Populisme 

Le deuxième argument antidémocratique que j’aimerais discuter ici concerne la critique du populisme. Bien que cette dernière ne soit pas spécifique à l’UE, puisque ce qualificatif est par exemple également adressé à l’UDC, elle atteint cependant un degré conséquent ces dernières années chez de nombreux défenseurs de l’UE, que ce soit dans le champ médiatique, chez certains dirigeants européens et même, ce qui est sans doute plus grave, dans le monde académique. Or, bien que souvent ignoré au sein même de la gauche – cet état de fait étant sans doute renforcé par les attaques médiatiques faites à un prétendu populisme –, « le populisme […] devrait être au contraire revendiqué par toutes les forces démocratiques, car c’est un principe qui s’oppose très exactement à l’élitisme ».[13]

Le populisme étant opposé à l’élitisme, on ne s’étonnera pas d’entendre une telle critique du populisme de la part de certaines élites européennes, à l’image de Macron qui a dénoncé la « lèpre populiste » qui monte en Europe[14]. Il est toutefois plus inquiétant d’observer également de telles critiques du populisme chez certains politologues, comme par exemple dans ce passage de l’ouvrage « Populismes : la pente fatale » de Dominique Reynié, politologue et professeur à Science Po : « Les populistes possèdent une redoutable capacité de nuisance. Ils nuisent à la démocratie parce qu’ils gênent l’alternance. Ils nuisent à la démocratie parce qu’ils rendent le débat impossible : ils radicalisent les échanges ; ils stigmatisent des groupes, au risque de favoriser la confrontation ; Par la pression qu’ils exercent sur les gouvernements nationaux, les partis populistes rendent plus difficile la décision européenne. Quand la crise menace l’Europe, les populistes en fragilisent la gouvernance. Au moment où les gouvernements doivent intensifier leur coopération pour répondre plus efficacement aux défis qui se présentent, les populistes s’agitent au sein de chacune des nations pour exiger la sortie de l’euro et de l’Union. C’est dans ce pouvoir de perturbation que réside la menace populiste »[15].

Au-delà de l’élitisme qui transparait dans ce discours, la première chose qu’il semble important de souligner est l’opposition faite entre démocratie et populisme, considérant que le second nuit à la première. Les ressorts de cette rhétorique ont été parfaitement analysés par Sandra Laugier et Albert Ogien : « Souvent les analystes et les commentateurs coulent sous une même catégorisation de populisme l’ensemble des expressions divergentes de la même exigence : donner le pouvoir au « peuple », en constituant cette exigence comme un danger pour la démocratie – réduite alors à la douce routine d’un système représentatif fondé sur l’élection et la délégation, et sur l’état duquel les citoyens n’ont pas à se prononcer »[16]. Ainsi, le populisme étant un principe fondamentalement démocratique, on en arrive encore une fois à une telle contradiction de la rationalité élémentaire qu’il est possible d’observer des discours soulignant la nécessité de combattre un principe démocratique dans l’intérêt de la démocratie.

Mais creusons un peu plus afin de montrer en quoi la critique du populisme est fondamentalement antidémocratique, ce qui permettra de comprendre pourquoi ce dernier constitue, bien au contraire, un principe démocratique. Ce type de discours, comme on l’a vu avec Reynié, attaque de façon directe les partis politiques qui sont jugés populistes – souvent les partis d’extrême-droite mais pas seulement – et cela de deux manières : d’une part, c’est le contenu lui-même des discours politiques de ces partis qui est qualifié de populiste, et c’est là une erreur courante d’analyse sur laquelle on ne s’attardera pas sauf pour dire qu’il n’y a pas de thèmes (comme par exemple l’immigration) qui soient intrinsèquement populistes et d’autres qui ne le soient pas. D’autre part,  ils critiquent la pratique de ces partis qui consisteraient à réveiller les bas instincts du peuple, ou encore à monter le peuple contre les élites. C’est cette critique qui est fondamentalement antidémocratique et ceci pour deux raisons :

D’une part, parler au peuple plutôt qu’aux élites, « c’est précisément jouer le jeu de la démocratie contre celui de l’oligarchie. Parler au peuple, cela ne signifie pas « s’abaisser » à un niveau inférieur de réflexion, ni flatter de « sombres instincts », mais articuler un discours politique qui s’adresse véritablement à l’ensemble des citoyens et qui soit audible par tous. [17]

D’autre part, et ce point rejoint le précédent, c’est la vision directement ou indirectement partagé sur le peuple dans la critique du populisme qui est elle-même antidémocratique. C’est une vision méprisante du peuple qui réactive une rhétorique aristocratique vieille de plus de deux millénaires : le peuple serait inconstant, irresponsable et influençable par des démagogues qui flatteraient ses plus bas instincts. Cette critique touche donc à un principe fondamental de la démocratie, celui d’égalité, qui reconnait l’égale compétence de chaque citoyen dans les affaires politiques et l’égale légitimité de ses opinions sur les dits affaires. En cela, le discours visant à critiquer le populisme parce qu’il menacerait l’Union Européenne souligne au contraire l’élitisme de celle-ci et, par cela, son caractère antidémocratique.

Une dernière chose que tendent à oublier les critiques du populisme se situe dans le fait que la démocratie est par définition agonistique. Puisque la politique en démocratie, c’est précisément l’opposition constante entre opinions contradictoires que seul le principe majoritaire peut trancher, elle ne peut qu’être perpétuellement en conflit. Cet élément ne doit pas être dévalorisé mais au contraire être appréhendé comme un fait intrinsèque à la démocratie. Ainsi, souligner que les partis dits populistes nuiraient à la gouvernance, favoriseraient les conflits ou radicaliseraient les échanges et, qu’en cela, ils feraient obstacle à la démocratie relève du même paradoxe déjà cité, celui d’appeler à combattre un principe démocratique dans l’intérêt de la démocratie. Et un tel paradoxe ne peut survenir quand dans une société où, comme on l’a souligné plus haut, personne ne s’affichant publiquement comme antidémocrate, l’antidémocratisme ne peut surgir que de façon contradictoire ou implicite.

Partie 2 : Institutions 

Après ce bref aperçu des discours, nous allons discuter deux organes de l’UE, la Commission européenne et le Parlement européen, qui reflètent particulièrement bien le caractère antidémocratique de l’Union Européenne. Néanmoins, nous nous attarderons moins sur cette partie institutionnelle car ce sont là des éléments qui sont régulièrement évoqués dans les discussions sur le déficit démocratique de l’Union européenne.

Parlement européen 

Paradoxalement, en dépit de toute la critique que nous avons pu faire précédemment sur l’aspect de la représentation, il reste que le Parlement européen, puisqu’il est le seul organe élu directement au niveau européen, est également le plus démocratique – si on s’autorise cette hyperbole. Ainsi, là où le Parlement européen reflète le caractère antidémocratique de l’UE, c’est que l’institution la plus démocratique de l’UE se trouve dotée de pouvoirs extrêmement faibles : il n’a pas le pouvoir d’initiative législative, celui-ci étant monopolisé par la Commission, et n’a alors qu’un pouvoir de ratification ou d’amendement sur les projets préparés par cette même Commission. Quand le seul organe censé représenter la volonté populaire est doté de si peu de prérogatives, parler de déficit démocratique est un euphémisme. En ce sens, l’élection du Parlement européen joue une fonction de légitimation du pouvoir à un degré encore plus élevé que dans la plupart des régimes représentatifs nationaux.

Commission européenne 

L’analyse de la Commission européenne offre à voir un élément courant de l’antidémocratisme que nous n’avons pas encore eu l’occasion d’aborder, et qui semble caractériser au mieux l’esprit élitiste de l’institution et par ailleurs de notre temps. Nous allons consciemment éviter de discuter de la façon dont est élue cette commission, car cela rejoindrait finalement la critique précédente sur l’élection indirecte, aspect qui ne nous intéresse pas ici.

Abordons donc directement ses pouvoirs. Tout d’abord, il faut savoir que « les membres de la Commission, bien que désignés par leurs gouvernements respectifs, ne représentent pas leur État : ils sont indépendants et ne doivent subir aucune pression dans l’exécution de leur mission, ni exercer d’autre activité professionnelle »[18]. En outre, la Commission monopolise le pouvoir d’initiative législative et le pouvoir exécutif (qui lui est délégué par le Conseil européen). On a donc affaire, comme le souligne Anne-Marie Le Pourhiet, à « un système où une commission indépendante des gouvernements, et donc des Parlements devant lesquels ces gouvernements sont responsables, monopolise l’initiative législative »[19] et le pouvoir exécutif. Du fait de ses larges prérogatives réunies dans les mains d’un petit nombre de commissaires indépendants, la Commission est intrinsèquement antidémocratique.

Mais ce qui est plus intéressant ici, c’est l’argument – courant au sein des élites –  donné pour justifier une telle structure, selon lequel il est nécessaire d’avoir un « gouvernement » dit moderne, rationnel, composé d’experts, ceci afin de faire face à la complexité de nos sociétés actuelles. A titre d’illustration, citons un autre passage de l’article précité d’Andrew Moravcsik qui exemplifie parfaitement ce type de raisonnement : « Si au lieu de mesurer l’Union européenne à l’aune d’un modèle utopique de démocratie, nous adoptons des critères raisonnables et réalistes d’évaluation de la gouvernance moderne, alors l’affirmation selon laquelle l’UE manque de légitimité démocratique n’est pas confirmée par les faits. Il est injuste de juger l’Union européenne en fonction d’exigences auxquelles aucun gouvernement moderne ne peut répondre »[20]. Cela signifie implicitement que la gouvernance moderne s’oppose à la démocratie puisqu’il faut adopter d’autres critères – jugés raisonnables et réalistes – pour l’évaluer plutôt que des critères inspirés d’un « modèle utopiste de démocratie ». Au-delà de l’erreur de penser le monde d’aujourd’hui comme plus complexe que par le passé, erreur qu’Antoine Chollet relève et conteste dans son ouvrage en citant l’exemple de l’Ancien Régime[21], cet argument prolonge une rhétorique antidémocratique datant de Platon, selon laquelle certaines questions ne peuvent être traitées que par un petit groupe d’individus (contrairement à la masse d’individus intrinsèque à une participation réellement démocratique), dont le discours légitimateur varie à travers l’histoire. Quant à elle, la Commission est légitimée par une prétendue expertise, car les questions à traiter relèveraient d’une science et que, de ce fait, elles ne seraient pas sujettes à opinion. Cet argument est constitutif d’un processus de dépolitisation qui tend à supprimer certaines questions du débat démocratique. Or, il faut le rappeler que, « dans une démocratie, personne ne doit être maître de la définition de ce qui est ou non politique »[22].

Pour mieux comprendre ce point, il peut être utile de rappeler la définition de la politique en démocratie : « La démocratie est l’institution politique qui affirme précisément qu’il ne peut y avoir de science, ou de connaissance objective, des affaires politiques. On ne peut avoir qu’un ensemble d’opinions contradictoires à leur égard, et c’est précisément la justification fondamentale en faveur d’un pouvoir de décision partagé sur tout ce qui les concerne. Les connaissances spécifiques à certains champs (l’économie, la sociologie, la stratégie, etc.) ne peuvent jamais indiquer à elles seules quelle doit être la décision politique à prendre. La théorie démocratique doit conséquemment réhabiliter l’opinion comme fondement de toute politique. Les positions défendues par les uns et les autres sont en dernière instance arbitraires. »[23] On peut alors mieux appréhender la Commission européenne, institution qui représente parfaitement cet exemple de « gouvernance moderne » prétendument nécessaire dans nos sociétés contemporaines en dépit de l’atteinte portée à plusieurs des principes fondamentaux de la démocratie que sont l’égalité, la liberté et l’autonomie.

Par conséquent, la Commission européenne cristallise à elle seule de nombreux déficits démocratiques. D’abord par sa nomination, qui est celle de l’élection indirecte, puis par ses prérogatives étendues qui ont pour conséquence la concentration du pouvoir au sein d’un petit groupe d’individus indépendants des Etats membres et donc de la population qui les compose. Plus abstraitement, la Commission représente un exemple de réalisation institutionnelle d’un certain discours anti-démocratique, qui oppose une élite éclairée à un peuple ignorant, provoquant ainsi une dépolitisation généralisée au prétexte de la technicité des questions et de la complexité des sociétés actuelles.

Pour conclure 

Ainsi, nous avons vu que l’Union européenne est, dans son ensemble, fondamentalement anti-démocratique. Ce constat a provoqué de nombreuses critiques portant sur ce déficit démocratique, qui tient par ailleurs une part de causalité dans la montée de l’extrême-droite au sein de nombreux pays membres. La réaction de nombreux pro-européens à cette montée nationaliste et souverainiste, remettant en cause les prérogatives de l’Union européenne, a souvent donnée lieu à une attaque contre le populisme, réel ou imaginé, qui, on l’a vu, souligne implicitement l’élitisme de l’institution ainsi qu’une vision du peuple digne de l’Ancien-Régime. En effet, nous rappelle Frédéric Lordon, « comme souvent, il faut l’épreuve de la crise pour faire réapparaître une vérité institutionnelle fondamentale, recouverte par des histoires enchantées que tous sont incités à se raconter, mais qui ne tiennent debout que par beau temps »[24]. La crise politique que vit actuellement l’Union européenne a donc le mérite de provoquer des réactions en son sein qui révèlent finalement la nature institutionnelle de celle-ci. Nous avons donc vu que des défenseurs de l’UE ont tenté de nier la validité des critiques en essayant de démontrer la légitimité démocratique de l’UE en se référant à des pratiques qui, paradoxalement… sont anti-démocratiques. Une telle contradiction n’est possible que par une transformation radicale du sens même de la démocratie dès la fin du 18ème siècle lors de l’ascendance politique des libéraux, sens qui, par un effet d’amnésie que seul le temps, la répétition et l’habitude peuvent provoquer, peut aujourd’hui se diffuser massivement dans le monde social en toute indifférence et sans remise en question. En ce sens, au-delà des carences démocratiques au niveau institutionnel qui sont plus facilement visibles, ce recentrage sur la rhétorique, loin d’être trivial, révèle le « cœur » même de l’institution.

Hugo Da Silva Gonçalves

Bibliographie

Ouvrages et articles

  • CHOLLET Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2011.
  • LINDER Wolf , « Swiss Legislation in the Era of Globalisation: A Quantitative Assessment of Federal Legislation (1983-2007) », SwissPoliticalScience Review, 20(2), 2014.
  • LAUGIER Sandra et OGIEN Albert, « Le populisme et le populaire », in Multitudes, n° 61, 2015/4,
  • Moravcsik Andrew, « Le mythe du déficit démocratique européen », in Raisons politiques, (no 10), 2003/2.
  • REYNIÉ Dominique, Populismes : la pente fatale, Plon, Paris, 2011.
  • SCIARINI Pascal, Fisher Manuel & Traber Denise, Political Decision-Making in Switzerland: The Consensus Model Under Pressure, Palgrave Macmillan, 2015.

Sites internet

[1] Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2011, p. 25.

[2] Linder Wolf , « Swiss Legislation in the Era of Globalisation: A Quantitative Assessment of Federal Legislation (1983-2007) », SwissPoliticalScience Review, 20(2), 2014, pp. 223–31.

[3] Sciarini Pascal, Fisher Manuel & Traber Denise, Political Decision-Making in Switzerland: The Consensus Model Under Pressure, Palgrave Macmillan, 2015.

[4] Ibid., p. 25.

[5] Lundimatin, Version écrite de l’intervention de Frédéric Lordon dans le cadre des rencontres « Tout le monde déteste le travail », 27 janvier 2018, https://lundi.am/Sortir-les-parasols, n°132, Consulté le 5 septembre 2018.

[6] Moravcsik Andrew, « Le mythe du déficit démocratique européen », Raisons politiques,  2003/2, (no 10), p. 89.

[7] Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, op. cit, pp. 32-33.

[8] Ibid., p. 77.

[9] Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, op. cit., p. 74.

[10] Ibid., p. 39.

[11] Ibid., p. 74.

[12] Ibid., p. 25.

[13] Ibid., pp. 77-78.

[14] Le Figaro (Nicolas Barotte), http://www.lefigaro.fr/international/2018/06/21/01003-20180621ARTFIG00329-macron-denonce-la-lepre-populiste-en-europe.php, 21 juin 2018.

[15] Reynié Dominique, Populismes : la pente fatale, Plon, Paris, 2011.

[16] Laugier Sandra et Ogien Albert, « Le populisme et le populaire », Multitudes, 2015/4, n° 61, p. 52.

[17] Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, op. cit., p. 79.

[18] Direction de l’information légale et administrative : Vie-publique.fr, http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/union-europeenne/fonctionnement/institutions/comment-sont-nommes-president-membres-commission-europeenne.html, Consulté le 25 juillet 2018.

[19] Arrêt sur info, Interview réalisée par Silvia Cattori, 02.01.2017, https://arretsurinfo.ch/anne-marie-le-pourhiet-lunion-europeenne-est-consubstantiellement-anti-democratique/, Consulté le 13 août 2018.

[20] Moravcsik Andrew, « Le mythe du déficit démocratique européen », art. cit., pp. 88-89.

[21] Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, op. cit., p. 37.

[22] Ibid., p. 77.

[23] Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, op. cit., p. 42.

[24] Lundimatin, Version écrite de l’intervention de Frédéric Lordon dans le cadre des rencontres « Tout le monde déteste le travail », 27 janvier 2018, https://lundi.am/Sortir-les-parasols, n°132, Consulté le 5 septembre 2018.

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