Histoire de la haine.
Chauvaud, Frédéric, Histoire de la haine. Une passion funeste 1830-1930, Rennes, PUR, 2014. |
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers, Frédéric Chauvaud s’est d’abord fait connaître par ses travaux sur l’histoire des conflits, de la justice, ou encore de la violence et du corps brutalisé, et ce principalement dans l’univers rural français du XIXe siècle. Néanmoins, l’aboutissement de sa démarche intellectuelle semble se matérialiser dans son dernier ouvrage, au travers duquel il s’efforce de retracer l’histoire de la haine. Cette dernière, passion funeste, nous habite tous en puissance, puis s’actualise de manière d’abord sporadique, avant de se diffuser par étapes cumulatives, et finit par se cristalliser dans les néfastes idéologies qui parcoururent l’Europe de la première moitié du XXe siècle. Il s’agira ici de relever la démarche originale de l’historien, en ce qu’il s’applique à étudier l’histoire d’un sentiment, qui par essence est immatériel. Une démarche qui n’est pas nouvelle puisqu’elle s’inscrit en effet dans un mouvement qui a débuté en France depuis une vingtaine d’années et au sein duquel, l’on retrouve notamment J.-C. Bologne (Bologne, 1986) qui dépeint la genèse du sentiment de pudeur chez l’homme. Ici, si l’objectif est proche, le champ d’analyse lui relève d’un tout autre ordre. En effet, c’est principalement à partir d’affaires criminelles que l’auteur cherche à comprendre les mécanismes psychologiques, les ressorts de l’action et les motivations qui poussent les gens à agir violemment, jusqu’à répandre la mort. Ce qui importe pour comprendre la propagation de ce sentiment dévastateur, c’est d’étudier les mentalités, les pratiques, le quotidien des gens ordinaires afin de comprendre comment ces derniers peuvent en venir à tuer leurs semblables.
Ainsi, l’auteur propose un cadre épistémologique qui s’inspire du structuralisme, lequel semble indiquer que l’histoire est largement déterminée par les conditions dans lesquelles vivent les sociétés humaines. De fait, la société rurale française serait largement brutalisée par les différents conflits qui traversent le pays. En remontant à la Révolution française, l’auteur analyse tout au long de l’ouvrage et de manière aussi clinique qu’éclectique, des faits divers, des romans littéraires, des travaux de psychologie ou de psychanalyse. Un travail riche et original qui permet d’illustrer empiriquement et symboliquement, l’expression d’un sentiment immatériel, dans une perspective d’histoire anthropologique. C’est donc à partir d’un horizon large, que Chauvaud se donne la tâche de démontrer comment le sentiment de rejet et de haine s’inscrit de manière latente mais durable dans les différentes couches de la société, jusqu’à produire les conditions de possibilités du déchaînement de la violence au cours du XXe siècle. Un travail subjectif qui pose tout de même la question de savoir comment faire l’histoire d’un sentiment, sans la présence d’archives.
Chauvaud débute son ouvrage en relevant l’impossibilité de dater la naissance de la haine, citant Sigmund Freud qui affirme que « la haine est plus ancienne que l’amour » (Freud, 1968 ; cité par Chauvaud, 2014 : 13) et qu’elle serait un sentiment plus difficile à déceler que l’amour ou l’amitié. Néanmoins, il met en lumière le XIXe siècle comme une période de naissance des haines de masse, largement déterminées par les tumultes politiques présents en France tout au long dudit siècle. Partant, la haine est considérée par l’auteur comme étant un moteur des nations et un sentiment ancré dans le quotidien de chaque individu. Il consacre d’ailleurs une grande partie de son ouvrage aux haines politiques, qu’il oppose aux haines tragiques, les premières étant caractérisées par leur longévité et leur force, contrairement aux secondes, beaucoup plus accidentelles. Les haines politiques ne semblent pas laisser de place à l’entre-deux, « on est pour ou contre » (Chauvaud, 2014 : 55). Il en va ainsi lorsqu’il s’agit de construire la figure de l’ennemi, souvent définit comme l’Autre, diabolisé et haït. De fait, « rejeter l’Autre, c’est d’abord construire des figures haïssables [qui représentent], au-delà de l’individu, un groupe singulier, une catégorie ou une communauté précise » (ibid : 101). L’expression de la haine, peut également se présenter sous la forme de la misogynie, qui prend racine en 1848. Alors que les femmes tentent de pénétrer dans l’arène politique française, notamment grâce à l’extension du suffrage féminin, celles-ci se voient alors confrontées à une forte hostilité de la part des hommes, qui, pénétrés par la peur, perçoivent l’émancipation de la femme comme un danger pour une société largement patriarcale (ibid : 131). Ainsi, souligne l’auteur en citant Castoriadis, « l’une des principales sources de la haine de la psyché humaine vient de la tendance à rejeter et à haïr « ce qui n’est pas elle-même » » (Castoriadis, 1999 ; cité par Chauvaud, 2014 : 104).
Une première moitié de l’ouvrage, livre donc une haine du quotidien tant dans l’organisation politique de la société, que dans les relations entre membres de sexes opposés. En outre, l’ouvrage nous conduit au cœur de la haine quotidienne, notamment au sein du couple ou du voisinage qui, restée taboue jusqu’à la fin du XIXème siècle, va des scènes de ménages à répétition sans grandes conséquences, au parricide. L’auteur démontre que bien qu’il y ait différents degrés d’actualisation de la haine, cette dernière peut néanmoins intervenir quelle que soit le type de relation, car en effet, la haine peut résulter de l’amour. De plus, l’historien évoque la xénophobie qui apparaît autour des années 1880 avec l’arrivée des vagues d’immigration provenant de la périphérie, et se dirigeant vers les pôles industriels issus de la seconde révolution industrielle, comme c’est le cas de la France. Relativement bien accueillis au départ, les travailleurs étrangers font l’objet de ce que l’auteur décrit comme un phénomène évolutif de « répulsion » et de « désapprobation » (Chauvaud, 2014 : 160). La haine serait donc un sentiment qui s’établit sur de sombres sentiments, mais dont le principal ressort est la peur. En effet, cette dernière nous amène à construire l’Autre comme étant une figure haïssable, pour ensuite planifier son rejet. Ainsi, le sentiment de haine semble fonctionner comme un mécanisme social qui instaure une dialectique d’unanimité-exclusion, laquelle suppose une diabolisation de l’Autre étranger, pour mieux renforcer sa propre identité individuelle et collective.
Partant, l’auteur décrit comment la haine se propage, d’un individu à un collectif. C’est un processus qui, par un effet de boule de neige, transforme la haine en norme sociale gangrenant toute une communauté. En effet, la haine est un puissant levier en politique, capable de mobiliser des masses. D’ailleurs, les partis politiques qui prétendent agir au nom de la « volonté générale », ne sont au final que des machines à fabriquer de la « passion collective » (ibid : 55), au cœur de laquelle se loge la haine, sciemment instrumentalisée à des fins politiques en vue de la conquête de trophées et de l’imposition d’une idéologie. Selon l’auteur, bien que nous nous accordions tous sur le fait que la haine ne puisse apparaître comme un bon sentiment, il existe tout de même des exceptions pouvant nuancer ce propos. En effet, quand la haine relève d’un sentiment collectif, dont les motivations semblent largement partagées et peu contestables, la haine prend la forme d’un sentiment légitime et d’une force motrice indispensable. Elle atteint ainsi son paroxysme au cours de la Première guerre mondiale, moment où la haine s’exprime, non pas à l’encontre d’un individu ou groupe d’individus, mais au sein d’un « phénomène massif : la guerre » (ibid : 307).
La volonté de Chauvaud de présenter la haine comme une réponse intentionnelle à une situation « inextricable » et non pas comme une action irrationnelle, est sans aucun doute le point le plus novateur et pertinent qu’apporte l’auteur à cet ouvrage (ibid : 309). Cette absence de déresponsabilisation par l’irrationnel des haines du passé, rend l’analyse de l’historien particulièrement innovante puisqu’elle se détache des précédentes recherches. En effet, une grande partie de l’historiographie est légitimée par les souvenirs et les témoignages des acteurs du passé. Or, les haines ordinaires, et c’est bien ce que l’auteur s’applique à démontrer, se construisent de façon à être sciemment acceptées et ne laissent alors plus que des impressions vagues (ibid : 311). Elles n’évoluent pas à découvert et sont de ce fait, aussi difficiles à déceler qu’à combattre. En prenant appui sur les faits, l’auteur dépeint la haine comme un instrument social des plus perfides, fonctionnant comme un mécanisme social permettant de répondre à toute sorte de situations où l’être humain se sent vulnérable. Sans pour autant se prévaloir d’une posture normative, cet ouvrage, bien plus qu’une simple analyse historique, permet de comprendre en partie les motivations des individus dans le monde social et politique.
Plus généralement, l’ouvrage impressionne par l’envergure du travail d’historicisation d’un sentiment. Cela dit, bien que riche en références littéraires, culturelles et historiques, quelques critiques peuvent être soulevées à son encontre, tant sur la forme que sur sa substance. En effet, l’on pourrait reprocher à l’auteur, entre autres, certaines assertions qui relèvent parfois de l’argument d’autorité en vue de justifier certaines de ses conclusions. Les exemples et citations foisonnent afin de présenter la nature plurielle et ambivalente de cette passion, cependant les frontières sont parfois floues entre la haine et d’autres sentiments, tels que la colère ou la rage par exemple, et le lecteur et parfois tenu d’acquiescer sans pour autant en être convaincu. Les effets de style et certaines tournures de phrases sont parfois redondants et rendent la lecture de certains passages ardue. De plus, il est regrettable que l’auteur, étant spécialiste de l’histoire de France au XIXe siècle, s’enferme dans une approche centrée sur de multiples affaires précédemment étudiées qui se déroulent en France, et ne propose pas une histoire plus globale et comparative de la haine. De sorte que le titre du livre, aurait tout aussi bien pu être : « Histoire de la haine en France ». On comprend que les Presses universitaires de Rennes, qui semblent viser un publique plus large avec ce livre que les seuls académiciens, ont préféré opter pour un titre plus vendeur.
Malgré tout, le livre présente une structure très intéressante et intuitive pour aborder la question de la haine. Le fait de faire converger autant de registres pour appuyer son propos participe de l’expertise qui rapproche d’un certain degré de véracité. Ainsi, l’ouvrage offre une clé de compréhension des sociétés humaines, à partir de cette « passion funeste ». Son évolution se voit décortiquée en quatre grandes parties, nourries de sous-chapitres, lesquelles retracent les étapes cumulatives conduisant au processus d’instrumentalisation de ce sentiment largement répandu au lendemain de la Grande guerre, devenant ainsi une véritable force politique et le moteur des partis politiques d’extrême droite. A la tête de ces partis, l’on retrouve des « démagogues habiles [qui peuvent] tirer un immense profit de la haine » (ibid : 43) .
Boris Colinas (UNIL – Université de Lausanne)
SOURCES
– Bologne Jean-Claude, Histoire de la pudeur, Paris, Hachette, 1986.
– Chauvaud Frédéric, Histoire de la haine. Une passion funeste 1830-1930, Rennes, PUR, 2014, pp. 43, 101, 131, 160, 307, 309, 311.
– Cornelius Castoriadis, « Les racines racines psychiques et sociales de la haine », Figures du pensable, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 222 ; cité par Chauvaud Frédéric, op. cit., p. 104
– Freud Sigmund, Pulsions et destins des pulsions. Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968 [1915], p. 40 ; cité par Frédéric Chauvaud, Histoire de la haine. Une passion funeste 1830-1930, Rennes, PUR, 2014, p. 13