Un bilan économique de la colonisation : Approches, débats, résultats.
Bouda Etemad, Un bilan économique de la colonisation : Approches, débats, résultats, in Singaravélou, Pierre (dir.), Les Empires Coloniaux, Paris: Editions Points, 2013. |
A l’image de Nicolas Sarkozy, qui reconnaissait en 2007 les bienfaits de l’oeuvre civilisatrice coloniale ; ou bien à celle opposée de Jean Paul Sartre, accusant l’entier de la société européenne d’être complice de l’exploitation des richesses mondiales ; l’impression sous-jacente qui découle de ces prises de positions est que, la fin présumée de l’ère coloniale n’a pas abouti à un consensus sur la question de la responsabilité du colonialisme sur les sociétés qu’elle a concerné. La désintégration, et décolonisation des empires coloniaux, processus long, contingent et hétérogène selon ses modalités, a nourri un vaste débat dans les milieux politiques et intellectuels, aussi bien dans les tribunes métropolitaines que dans les pays décolonisés. Propre à une pratique discursive, chère à Michel Foucault, moult acteurs se disputent encore aujourd’hui l’appropriation d’un enjeu, celui du bilan de la colonisation, dont la perspective parfois manichéenne compromet l’analyse critique. L’historien Bouda Etemad, spécialiste des relations Nord-Sud et de l’histoire de la colonisation, et plus globalement de l’histoire économique, développe une analyse comparée des approches critiques sur le bilan économique de la colonisation. Se décentrant de toute perspective morale du phénomène colonial, celui-ci favorise l’étude de thèses scientifiques propres à des historiographies plurielles.
L’auteur divise son oeuvre en deux sections, au sein desquelles il fait usage de deux approches comparatives ; l’approche par les écarts de développement, pour évaluer la contribution des colonies à l’expansion économique métropolitaines, et l’approche par l’implantation selon les typologies précoloniales (structures autochtones antérieures à la colonisation) pour saisir l’influence bivalente des métropoles et des structures autochtones sur leurs développements. Au sein de notre réflexion, nous allons nous attacher à discuter de la pertinence des éléments mobilisés par l’auteur. Analyser la contribution des colonies à la croissances économique des métropoles est une tâche intellectuellement ardue, en raison de la longévité et de l’atomisation temporelle du phénomène colonial, dont une étude linéaire ne refléterait qu’imparfaitement la réalité. Afin de contourner cet obstacle à la compréhension, Bouda s’attache à découper le phénomène colonial en sections géographiques et territoriales, stratégie lui permettant d’isoler certaines particularités des relations économiques. Le choix méthodologique d’une focalisation précise, comme par exemple les flux financiers, n’aboutit pas à une totale rupture avec une vision macro et totalisante des conséquences du colonialisme. La recherche du particularisme et la prise en compte de l’hétérogénéité des thèses explicatives séduit le lecteur, mais s’efface par des conclusions trop généralisantes.
Dans la première partie, Bouda amorce sa réflexion sur la base d’une comparaison entre plusieurs thèses ayant traversé les historiographies anglo-saxonne et francophone ; ce paragraphe se propose de les synthétiser. La première thèse thématise l’utilité des empires, sous la contribution notable de Kenneth Pomeranz, pour qui les colonies eurent une fonction foncière primordiale (Kenneth Pomeranz, « Une grande divergence. La Chine, l’Europe, et la Construction de l’économie mondiale »). La structure économique et politique de l’Europe, et ceci depuis la Renaissance, se traduit par l’existence de régions manufacturières et marchandes dynamiques ; formes de proto-empires ancrés dans une Europe essentiellement rurale. De fait, Jaques Attali théorise la dialectique entre le succès commercial et l’accès à des produits fonciers ; les villes marchandes de Bruges, Anvers, Venise et Gênes exemplifient la relation de complicité qui se joue entre le dynamisme manufacturier, la création et la conquête de réseaux marchands, avec la possession de vastes régions vivrières, dont la perte signe l’aube de la décadence, telle Venise asphyxiée par la domination ottomane (Jacques Attali, « Demain, qui gouvernera le monde ? »). La compréhension du succès économique métropolitain peut se traduire par une logique similaire ; le Royaume-Uni, dont la croissance était limitée par les flux circulaires malthusiens (l’accroissement de la population, lorsqu’il dépasse la croissance des ressources, tend à régresser ; Thomas Malthus, « Essai sur le Principe de la Population »), put grâce à ses débouché coloniaux, synonymes de ressources accrues, rendre son économie compétitive dans le secteur proto-industriel (le textile et le charbon) donnant naissance à la première Révolution Industrielle. La Grande-Bretagne profite ainsi de débouchés d’approvisionnement de produits bruts, que ses industries exportatrices se réservent dans les colonies africaines, asiatiques et américaines. L’accès aux ressources autorise l’économie nationale à concentrer son effort productif dans les secteurs où elle a un avantage comparatif, pour reprendre le célèbre modèle de David Ricardo. Selon Michael Edelstein, l’excédent de la balance commerciale britannique était tributaire des excellents liens tissés avec ses partenaires commerciaux coloniaux de la Zone Sterling (pays du Commonwealth); ceci comprend le profit tiré des investissements effectués dans l’empire, et d’autres produits financiers (Michael Edelstein, « Imperialism : Cost and Benefit »). Jacques Marseille établit une conclusion de nature similaire ; l’empire français aurait joué un rôle fondamental dans la croissance économique de la France, qui pût vendre massivement ses produits dans les territoires d’outre-mer, et dont elle ramène des produits tropicaux non taxés pour ses fabriques exportatrices (Jacques Marseille : « Empire colonial et capitalisme français »). Les bas-prix surent dynamiser à court terme la production métropolitaine, mais ils empêchaient simultanément la colonie d’augmenter son revenu par habitant, et donc de devenir au long terme un acheteur de cette même production ; entre 1908 et 1912, la Guadeloupe française ne représentait que 31’000 francs d’échanges avec la France, dont un tiers seulement d’importations de biens métropolitains (Pierre Singaravélou, « Atlas des empires coloniaux », p.37) Si l’investissement colonial est sujet à étude, il n’est pas assez analysé dans sa perspective de coût ; des mouvements anti-colonisation, comme les little englanders ont fleuri dans les métropoles, invoquant son coût exorbitant, et exigeant la réallocation des budgets « coloniaux » dans la gestion interne du pays.
La thèse dominante, qui aborde la colonie comme un catalyseur du développement métropolitain, idéalise les bénéfices générés par l’entreprise coloniale. Elle n’est en outre capable de fournir qu’un seul facteur explicatif aux causes de la décadence des métropoles; l’accès inégal aux ressources. Sans vouloir réfuter ce facteur, la compréhension des relations économiques peut néanmoins être complété par d’autres variables.
La deuxième thèse se nourrit des déséquilibres monétaires et crises économiques auxquelles font face les états coloniaux dans les années trente. Bouda mobilise comme référence l’historien britannique spécialiste de l’économie coloniale, François Crouzet, qui développe les effets du repli sur l’empire (François Crouzet, « L’économie de la Grande-Bretagne victorienne »). L’empire, havre protégé et soulagé de toute concurrence rivale, permet aux économies métropolitaines de réduire les effets conjoncturels néfastes du marché international. Néanmoins, le repli sur l’empire comporte un effet négatif, celui de l’assoupissement ; il détourne les exportateurs métropolitains des marchés concurrentiels. Ce qui signifie que les produits impériaux perdent progressivement en valeur marchande sur le marché international; les capitalistes métropolitains n’investissant pas autant dans l’innovation technologique que leurs rivaux continentaux. Bouda ne partage pas totalement ce postulat, déplorant l’absence de preuves à l’appui.
Les modalités du protectionnisme colonial, conceptualisés par le système de préférence colonial, manquent ici de développement. L’ouvrage de Bouda omet d’expliciter l’évolution des politiques protectionnistes des marchés coloniaux; la lecture serait enrichie par un développement, non des flux économiques verticaux, mais par l’étude de la juridisation de ces flux. L’ouvrage induit que l’empire britannique, libre-échangiste, aurait paradoxalement maintenu un marché colonial protégé. Mais comment le protège t’il ? Les théories du libre-échange, ardemment défendues par les libéraux, dominaient l’Europe. Ceux-ci critiquaient la colonisation pour sa structure mercantile et protectionniste. L’impératif du protectionnisme s’est imposé comme mesure régulatrice lors de la longue stagnation des économies européennes, la Grande Dépression. Il fut également une réponse à l’expansion des économies concurrentes (notamment l’Allemagne) qui augmentent leur taux de pénétration dans les domaines coloniaux ; la Conférence de Berlin de 1884 étant une tentative de résoudre les soifs expansionnistes allemandes. Les métropoles imposent des barrières douanières, formant des ensembles économiques liés qui drainent à leur profit des matières premières minières, énergétiques, agricoles (Pierre Singaravélou, « Atlas des empires coloniaux », p.37). Une perspective sociologique aurait également été pertinente pour compléter cet aspect; comprendre les stratégies de contournement, d’appropriation et de résistance face aux barrières protectionnistes de la part des autochtones et des marchands.
Bouda n’invalide pas les thèses antérieures, mais leur appose le concept d’écarts de développement, dont l’originalité vient du fait qu’il éclaire de manière pertinente et comparée des phénomènes économiques, à la fois économiquement «positifs» et «négatifs». Cet outil est composé des deux thèses précédentes, Bouda faisant fi de leurs postulats divergents pour les unir dans une complémentarité salutaire. La structure des relations inter-impériales serait conditionnée par l’écart de développement entre la métropole et ses colonies. Une ligne directrice est émise. Plus l’écart est élevé, et moins la métropole tirera de bénéfices. Les colonies de peuplement britanniques, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, dont le revenu par habitant est équivalent à celui de la métropole, s’affirment comme de solides partenaires commerciaux de la Couronne, constitutifs d’un ensemble économique rentable par sa complémentarité et relative similarité, la Zone Sterling. L’étude de la Sphère de Coprospérité japonaise confirme la dialectique existante entre développement économique, revenu par habitant élevé et système économique structurellement homogénéisé. Cas opposés, la Belgique et la Hollande, détenteurs de la souveraineté officielle de colonies pauvres, respectivement le Congo et l’Indonésie, pays « fardeaux » par leur incapacité à acheter des produits industriels métropolitains.
Critiquons le développement de Bouda; les terme d’« économie », de « métropole » et de « colonie » sont utilisés comme des-fourre-tout rhétoriques avantageux. Ces acteurs, présentés de manière trop abstraite, diminuent le degré d’intelligibilité de la lecture. L’auteur commet l’erreur de totaliser les acteurs économiques, ce qui ne contribue pas à les rapprocher de la sensibilité du lecteur, et donc à en faciliter la compréhension. Bouda excelle néanmoins par son analyse économique, rendant des flux économiques complexes et imbriqués plus accessibles au lecteur. Autre critique, il fait le choix de se réduire uniquement aux relations bilatérales entre la métropole et le domaine colonial, faisant même honneur aux petites nations coloniales (Belgique, Portugal, Hollande) et aux métropoles non-européennes (Japon et Etats-Unis d’Amérique). Pourtant, l’auteur ne mentionne pas suffisamment les effets et acteurs « indirects » de la colonisation, aux conséquences bien directes. Peut-on réduire les effets de la colonisation aux simples rapports entre la métropole et sa colonie ? Cette réduction constitue une limite principale, car elle envisage l’empire colonial comme un espace protégé, et non-interdépendant des autres espaces. Les migrations inter-impériales prouvent les dynamismes d’échanges entre ces vastes espaces ; coolie trade et credit-ticket constituent des exemples de systèmes permettant le déplacement mondial de millions travailleurs asiatiques.
Pourrions-nous imaginer que le succès du développement impérial découle de la décadence d’une autre colonie, ou bien de dynamiques sous-impériales? L’Egypte ottomane, sous forte influence britannique, deviendra une des plus importantes productrices de coton de la Couronne. Suite à la perte de ses colonies nord-américaines en 1783, la Grande-Bretagne s’approvisionne dans le Khédivat ; la production de coton permettra l’émergence d’une élite bourgeoise proche des britanniques et la modernisation du pays. Un événement politique majeur en Amérique du Nord peut donc transformer radicalement l’appareil productif d’un pays, et le rallier progressivement à une forme d’impérialisme indirect (Jean Batou, « L’Égypte de Muhammad-‘Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848 »). Deuxième exemple, les chettiars, caste de traiteurs d’argents hindous, eurent une influence financière telle qu’ils contrôlèrent des sections de l’économie en Indochine ou en Birmanie britannique, voir la majorité de l’économie de Guadeloupe. L’absence de ces acteurs intermédiaires dans l’analyse est regrettable, dans le sens où leur contribution au développement est ignorée des grands facteurs explicatifs. Les investissements de capitaux sont également transimpériaux, et découlent de stratégies privées d’acteurs à la recherche de profit, et ceci de manière relativement autonome des objectifs des ministères des affaires coloniales. Exemple du groupe français Michelin qui établit sa production en Malaisie britannique plutôt qu’en Indochine française (Pierre Singaravélou, « Atlas des empires coloniaux », p.73) La relation entre investissements publics et privés mériterait une problématisation plus étendue.
Dans sa seconde partie, Buda pose une réflexion cette fois-ci plus sociologique ; l’implantation et la réception par les autochtones des systèmes productifs. La colonie, ce laboratoire géant en sciences économiques, aurait son destin lié non pas avec l’identité du colonisateur, mais bien avec sa situation précoloniale. L’auteur explicite un schéma explicatif, issus de courant d’économistes, la New Institutional History, qui établit des liens de causalité entre les conditions initiales (milieu naturel, poids des hommes, niveau de développement économique et technique des autochtones), et la qualité des institutions coloniales, et par conséquent leur développement économique. La combinaison des conditions initiales va conditionner la topologie et le statut de la colonie, approche originale par la diversité des facteurs abordés ; l’auteur généralise les typologies en les classifiant selon trois continents. Le schéma rend ambiguë et relative la question de l’héritage colonial; la domination européenne pouvant créer, selon le type d’implémentation, des situations favorisant ou étant hostiles au développement. Partant du postulat que l’héritage colonial est différentiel, Bouda s’attache à valider les critères de la New Institutional History et de son approche des typologies précoloniales. L’approche puise sa force de sa prétendue reproductibilité à tous les faits coloniaux.
L’implémentation en Amérique aurait été la plus aisée ; les colonisateurs européens installent leurs appareils institutionnels dans une société ayant perdu ses structures coloniales ; celles-ci se désintègrent face aux pressions des colonisateurs, en raison de l’isolement et de l’infériorité technique des peuples du continent. Relativisons ce point ; la Nouvelle-Espagne, bâtie sur les cendres de l’empire aztèque, une société culturellement et techniquement avancée, organisée par des institutions militaires et administratives efficaces et diffuses (Carmen Bernand, « L’empire aztèque. Intimidation, persuasion, information »). L’économie de plantation développée dans le Mexique actuel, fut par conséquent plus débiteur d’un facteur exogène ; le massacre microbien des peuples mexicains, que des structures précoloniales endogènes (ici extrêmement développée). En revanche, la théorie est extrêmement pertinente pour les cas de l’Afrique et de l’Asie ; elle fut aussi plus développée. Le continent a un fort intérêt sociologique, car replaçant au centre de la réflexion les capacités de résistances des structures locales. Bouda, par son propos, offre une complémentarité à sa première partie ; l’implémentation de structures institutionnelles européennes dépend essentiellement de facteurs endogènes, mais aussi exogènes et relationnels entre colonisateurs et colonisés. Le débat portant sur l’inégalité Nord-Sud peut se forger à partir des théories africanistes ; celles-ci démontrent que les colonies mixtes (Rhodésie, Algérie, Sud-Ouest africain), dont le système productif est orienté vers les privilèges des colons blancs, eurent une propension au développement inférieur aux colonies africaines sous indirect rule. En synthèse, l’implémentation du colon a des influences économiques positives dans le cas où elles remplacent intégralement la structure productive postcoloniale, ou lorsqu’elles adoptent une posture « intermédiaire » avec une société colonisée maîtresse de son économie. L’industrialisation et le développement social de l’Inde furent l’oeuvre de financiers locaux non imputables aux décisions et aux volontés de la Couronne.
Adrian Gasser (UNIL – Université de Lausanne)
SOURCES
– CARMEN BERNAND, « L’empire aztèque. Intimidation, persuasion, information », Paris: Conflits, Revue géopolitique, octobre-novembre-décembre 2015.
– FRANÇOIS CROUZET, « L’économie de la Grande-Bretagne victorienne », Paris : SEDES, 1978.
– JACQUES ATTALI, « Demain, qui gouvernera le monde ? », Paris : Fayard, 2011.
– JACQUES MARSEILLE : « Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce », Paris : Albin Michel, 1984.
– JEAN BATOU, « L’Égypte de Muhammad-‘Ali. Pouvoir politique et développement économique,1805-1848 », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 46e année, N. 2, 1991. p. 401-428.
– KENNETH POMERANZ, « Une grande divergence. La Chine, l’Europe, et la Construction de l’économie mondiale », Paris: Editions Albin Michel, 2010.
– MICHAEL EDELSTEIN, « Imperialism : Cost and Benefit » in Roderick Floud et Donald McCloskey (dir.), The Economic History of Britain since 1700, vol. 2. 1860-1939, Cambridge : Cambridge University Press, 1994.
– PIERRE SINGARAVELOU, JEAN-FRANÇOIS KLEIN, MARIE-ALBANE DE SUREMAIN, « Atlas des Empires coloniaux 19e-20e siècles », Paris : Autrement, coll. « Atlas », 2012.
– PUTZGER FRIEDRICH WILHELM,« Historischer Atlas, Zur Welt- und Schweizer Geschichte», Aarau: Verlag Sauerländer, 1969.
– THOMAS MALTHUS, « Essai sur le principe de la Population», Edition de 1798, Paris: Flammarion, 1992.
– RUDOLF SCHLÄPFER, JOSEPH BOESCH, Weltgeschichte 2, Von der Aufklärung bis zur Gegenwart, Zurich: Orell Füssli Verlag, 2012.
– Image de couverture: Edouard Riou, L’inauguration du canal de Suez, 17 novembre 1869.