L’Érythrée : « une prison à ciel ouvert »
Le 11 février 2016, Claude Béglé, membre du parti démocrate-chrétien, déclarait à la RTS (radio télévision suisse) : « C’est un pays (l’Érythrée) qui a connu une dictature très dure et le système reste encore autoritaire, mais il est en train de s’ouvrir (…) Nous avons la possibilité de nous promener dans la capitale, de rencontrer des gens librement, sans ange-gardien qui nous écoute. Il y a aussi internet, la TV par satellite »[1]. Cette déclaration a choqué les parlementaires de gauche et la diaspora érythréenne présente en suisse ou ailleurs. En effet, le rapport établi par ce parlementaire n’est pas assez solide pour justifier des suppositions d’ouverture politique. La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a publiquement dénoncé d’une part ce régime totalitaire, de l’autre l’instrumentalisation politique observable sur le sol suisse consistant à minimiser la situation pour justifier le refus des demandes d’asile. Plusieurs parlementaires et spécialistes extraparlementaires se sont d’ailleurs rendus en Érythrée, pour se faire « une image objective », peut-être en oubliant la réflexivité première et nécessaire à toute analyse sérieuse. Ils y ont vu ce qu’ils ont voulu voir, tout en prétendant généraliser ces observations à la situation globale de l’Érythrée. Et évidemment, le gouvernement érythréen, sous la houlette du dictateur Issayas Afewerki, n’eut aucun scrupule à pratiquer cet échange de bons procédés politiques pour redorer son statut sur la scène internationale.
Le 22 mai 2013, le journal « Le Monde » publiait un article sur la politique érythréenne, titré « l’Érythrée, la Corée du Nord africaine ». Cette analogie est omniprésente dans les discours politiques internationaux. Objectivement, des similitudes s’observent dans la structure politique et économique de ces deux États totalitaires. Toutefois, nous ne visons pas ici à développer une approche comparative entre ces deux pays. Néanmoins, nous essayerons de comprendre la politique totalitaire de l’Érythrée et les raisons poussant les Érythréens à quitter leur pays, qui, selon le rapport de l’ONU, sont plus de 300 000 à l’avoir fuit depuis l’instauration de la dictature. Ce dépeuplement radical déstabilise en premier lieu le pays lui-même, mais aussi, en second lieu, la politique migratoire suisse[2]. Afin de comprendre la fuite des Érythréens, nous commencerons dans un premier temps par analyser la dimension politique, en montrant le caractère dictatorial du régime qui terrorise l’ensemble de la population érythréenne, et en particulier les jeunes adultes assignés au service militaire obligatoire pour une durée « indéfinie ». Ensuite, nous analyserons le système économique du pays, en nous focalisant sur la vision communiste prônée par le président Issayas Afewerki.
Histoire politique de l’Érythrée
En 2001, après la deuxième guerre contre l’Éthiopie, le président a monopolisé par la force l’ensemble du pouvoir politique du pays. Ce dernier officialisa son statut de « meneur du peuple », et par extension commença à gouverner de manière informelle, du moins légalement inexistante. Or, durant cette période appelée de « reconstruction », le comité constitutionnel rédigea une constitution démocratique et parlementaire. Issayas Afewerki tenta de freiner stratégiquement l’application pratique de cette constitution. Comme le précisent Jean-Batiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry dans leur ouvrage Érythrée, un naufrage totalitaire, des opposants réformistes ont envoyé « (…) une lettre au président Issayas, dans laquelle ils soulignent le retard pris dans le développement d’institutions démocratiques, la fracture grandissante au sein de la classe dirigeante, la personnalisation du pouvoir, le poids du FPDJ dans l’économie du pays, le silence de la plupart des cadres du parti face à cette dérive autoritaire. Ils demandent une réaction collective de l’État, l’abolition des cours spéciales et la libération ou le jugement de ceux qui sont emprisonnés depuis des années sans n’avoir jamais été jugés »[3]. Ces réformateurs, appelés également G15[4], reprochent au président actuel de se comporter de manière illégale et anticonstitutionnelle.
Le régime contre-attaque brutalement, en étouffant les contestations démocratiques par des arrestations arbitraires. Cette opération, appelée « la chasse aux sorcières », consistait à identifier toute personne « perturbatrice » et à les emprisonner, les torturer, voire même les tuer. Dans le rapport paru en mai 2013, Amnesty International estimait que pour écraser toute opposition et réduire au silence toute dissidence, les prisons érythréennes contiennent au moins 10 000 prisonniers politiques. Cette situation permet le renforcement de la domination politique du président par la terreur qu’il inspire aux citoyens érythréens. De ce fait, petit à petit, la monopolisation du champ politique s’est accentuée, pour se retrouver aux mains de cet ancien général. Autrement dit, toutes les décisions politiques sont orientées vers le parti unique administré par son chef suprême : le président Issayas Afewerki.
En 2002, une nouvelle réforme politique est prononcée par le régime. Il entérine la durée indéfinie du service militaire pour les femmes et les hommes. Cette politique permet d’endoctriner la jeunesse érythréenne par l’éducation militaire sacralisant le dictateur. Elle ajoute donc une dimension propagandiste, mise en place pour idéaliser le régime et la puissance de la Nation. Le président est représenté comme le « libérateur » du pays durant la Grande Guerre (1962-1991) contre le pays colonisateur « Ethiopie ». Ce service militaire (et civil) concerne « théoriquement » des personnes de l’âge de 18 ans jusqu’à 50 ans. La conscription est supervisée par la police militaire, qui procède régulièrement à des rafles appelées « giffas ». Dans la pratique, ces conscriptions/arrestations massives ont lieu sur les places de travail, dans les rues ou l’espace public, à l’école, etc. De plus, certains mineurs sont forcés d’intégrer ce service militaire, bien qu’ils ne correspondent pas à l’âge officiel. La rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, madame Sheila B. Keetharuth, déclare dans son rapport de 2014 face à l’Assemblée générale des Nations-Unies : « L’État d’Érythrée déclare que l’âge minimum pour être recruté dans les forces armées est de 18 ans. Malgré cette déclaration sans équivoque, des enfants de moins de dix-huit ans sont incorporés de force en Érythrée. Sur les 9938 conscrits qui ont accompli leur formation militaire au camp de Sawa au cours du 21e semestre (aout 2007 – février 2008), 3510 étaient des mineurs, dont 1911 garçons et 1599 filles »[5]. Cette déshumanisation continue d’asservir physiquement et moralement les citoyens, en les privant d’une vie normale et libre. Jean-Baptise Jeangène Vilmer et Franck Gouéry explicitent pertinemment cette situation chaotique : « Service militaire indéfini, une guerre après l’autre, la mort dans des proportions épiques, l’invalidité, l’esclavage, les abus sexuels, la privation d’éducation, le déni de vie de famille, la persécution religieuse, l’incarcération, l’exil interne, l’exode de masse et tout le reste de l’oppression que le leadership totalitaire d’Asmara offre. {…} Les Warsai ne sont pas censés hériter les fruits de la lutte (puisqu’il n’y en a pas), mais, curieusement, la lutte elle-même ou, plutôt, les souffrances qu’elle implique »[6].
Cette dimension politique recoupe aussi l’interdiction de la liberté de la presse en Érythrée. Le classement mondial de la liberté de presse 2017, élaboré par Reporters sans frontières, place l’Érythrée derrière la Corée du Nord, c’est-à-dire à la 179e position[7]. Cette situation existe depuis le naufrage vers le totalitarisme en 2001. Les médias privés sont interdits dans le but de contrôler les informations du pays. Actuellement, un seul journal et une seule chaîne de télévision et radio existent. Ces médias restent extrêmement contrôlés par le ministère de l’Information, lui-même surveillé par le département des services de sécurité et le président. Ils visent à endoctriner systématiquement les citoyens érythréens avec des informations falsifiées.
L’économie politique de l’Érythrée
Concentrons-nous maintenant sur l’économie de ce pays. En 1966, le président Issayas Afewerki a suivi une formation maoïste dans l’académie militaire de Nankin. Une année durant, il apprit l’économie maoïste (adaptation du communisme aux pays en voie de développement). Par la suite, il prôna une économie fermée, autosuffisante. Autrement dit, l’ensemble des flux économiques devraient être contrôlés et administrés par l’État, pour que ce dernier ne dépende pas de l’extérieur, au risque de perdre son autonomie. À partir de 2001, donc de ses pleins pouvoirs, plusieurs entreprises privées ont été nationalisées. Le peuple dut donc travailler pour le seul employeur du pays : le pays lui-même, le parti unique et son président…
Ces politiques économiques enfoncent le pays dans la pauvreté. D’une part, la jeunesse érythréenne conscrite ne peut travailler, donc par la même occasion ne participe pas à l’économie réelle du pays, et d’autre part toute démarche économique libérale est interdite. L’Érythrée fait donc face à un déficit de sa balance commerciale : « les plus sévères disent qu’il n’y a plus d’économie en Érythrée. La fonction publique est incompétente et indolente, les agriculteurs peinent à survivre, et la pénurie d’énergie alliée à la lourdeur de l’administration paralyse les quelques entreprises existantes. La banque mondiale classe le pays à la 189e (dernière place) pour faire des affaires dans son rapport annuel Doing Business 2014. Seul le secteur minier tire son épingle du jeu, mais ses bénéfices ne sont pas redistribués »[8]. Ce système économique inefficace empêche toute augmentation du niveau de vie et offre « un faible accès au crédit et de médiocres incitations à l’épargne »[9]. Dans une certaine mesure, la politique de redistribution prônée par le maoïsme se trouve totalement dévoyée, au profit d’un capitalisme d’État stalinien.
À cela s’ajoute la sortie de l’Érythrée de l’autorité intergouvernementale sur le développement (IGAD). Ce département organisé par l’appui de l’union africaine (UN) vise à faciliter les rapprochements diplomatiques entre les huit pays de l’Est africain[10]. Cependant, le régime dictatorial sort en 2007 de l’IGAD des suites du conflit historique entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Cet isolement total ne bénéficie pas à ce dernier, étant donné que tous les accords bilatéraux avec les pays voisins sont coupés. De ce fait, l’isolationnisme économique appauvrit davantage le pays. Aujourd’hui, c’est l’un des pays le moins mondialisé et industrialisé du monde. Comme le montre l’indice de mondialisation de l’École polytechnique fédérale de Zurich en 2014, il se trouve à la 176e place sur 184[11]. Actuellement, seul le Soudan du Nord garde des relations commerciales avec l’Érythrée — ce qui en fait un partenaire vital —, notamment grâce aux relations entre Omar El-Béchir et Issayas Afewerkicar. Selon Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry : « Asmara dépend essentiellement de Khartoum : une bonne partie, parfois la totalité de son carburant et la plupart des denrées alimentaires en proviennent — d’où l’importance de la stabilité des provinces frontalières : Kassala côté soudanais, Gasha Barka côté érythréen »[12].
En conclusion, ces raisons politiques et économiques poussent les citoyens érythréens à fuir leur pays en demandant l’asile aux pays africains, ainsi qu’en Europe une fois la mer Méditerranée traversée. Toutefois, la Suisse refuse de plus en plus d’accorder l’asile à ces migrants. D’après les statistiques tirées du SEM (Secrétariat d’État aux migrations), entre 2010 et 2015, l’autorité suisse refusait entre 1 % et 3 % des demandes d’asile. Depuis la droitisation du parlement suisse, ce chiffre augmente, notamment en 2016 où le taux de refus passe à 9,1 %. La situation s’empire davantage en 2017 avec plus de 14,6 % de réponses négatives aux demandes d’asile érythréennes. Or l’idéologie totalitaire prônée par le dictateur septuagénaire n’a pas changé, malgré ce qu’en disent certains milieux politiques. Les déclarations de Sheila Keetharuth, rapporteuse spéciale des droits de l’homme, l’explicitent clairement: « je regrette de signaler que jusqu’à maintenant le gouvernement érythréen n’a fait aucun effort pour mettre fin aux violations persistantes des droits de l’homme, qualifiées de crimes contre l’humanité »[13]. Comme le précise également Veronica Almedom, membre de la commission fédérale des migrations, « c’est un instrument de propagande. L’Érythrée est de plus en plus la cible de critique au niveau international et fait tout son possible pour montrer que la situation dans le pays n’est pas du tout problématique »[14]. De ce fait, les conditions d’obtention de l’asile pour les Érythréens doivent être assouplies et non l’inverse, à savoir des rejets inhumains sans aucune justification objective.
Samson Yemane (samson.yemane@unil.ch)
[1] https://www.rts.ch/info/monde/7486655–l-erythree-est-en-train-de-s-ouvrir-estime-claude-begle.html
[2] Depuis la « droitisation » du parlement suisse, et par extension de la politique migratoire, les conditions d’acceptation du statut de requérant d’asile se sont durcies pour les migrants érythréens
[3] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Franck Gouéry, Erythrée un naufrage totalitaire, PUF, Presses Universitaires de France, 2015, p. 52
[4] Ce sont Mahmoud Ahmed Sheriffo, Haile Woldensae, Mesfin Hagos, Ogbe Abrah, Hamid Himid, Estifanos Seyoum, Berhane Ghebreeghzabiher, Astier Freshastion, Mouhammed Berhan Blata, Petros Solomon, Germano Nati, Beraki Ghebreselassie, Adharom Ghebremariam et Haile Menkerios.
[5] Rapport de la rapporteuse spéciale sur la situation de l’homme en Erythrée, Sheila B. Keetharuth
[6] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Franck Gouéry, Erythrée un naufrage totalitaire, PUF, Presses Universitaires de France, 2015, p. 139
[7] https://rsf.org/fr/classement
[8] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Franck Gouéry, Erythrée un naufrage totalitaire, PUF, Presses Universitaires de France, 2015, p. 225
[9] Banque africaine de développement, Perspectives économique en Afrique : Erythrée, 2014, p. 7.
[10] Djibouti, Erythrée (sorti en 2007), Ethiopie, Kenya, Somalie, Soudan, Soudan du Sud et Ouganda.
[11] 2014 KOF Index of Globalisation, en ligne.
[12] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Franck Gouéry, Erythrée un naufrage totalitaire, PUF, Presses Universitaires de France, 2015. P. 64.
[13] https://www.letemps.ch/suisse/erythreens-suisse-craignent-durcissement-lasile
[14] https://www.swissinfo.ch/fre/politique/pol%C3%A9mique-en-suisse_ce-qui-se-cache-derri%C3%A8re-les-voyages-pr%C3%A9sum%C3%A9s-des-erythr%C3%A9ens-%C3%A0-la-maison/42215520
Photo : Steve Forrest, archives AFP