La dette publique, socle de l’hégémonie américaine

La dette publique, socle de l’hégémonie américaine

Introduction

Yannis Varoufakis, économiste grec et ancien ministre des finances du gouvernement Tsipras, postula dans son ouvrage Le Minotaure planétaire que l’accroissement effréné des déficits publics états-uniens aurait permis de renforcer la puissance mondiale américaine (Varoufakis, 2011). A première lecture, ce postulat tonne comme un contresens, tant la dette est adoubée du statut de « menace », conceptualisée comme un facteur d’aliénation individuelle et véritable hantise des économies de l’hémisphère sud (Millet & Toussaint, 2016, 202-203). Et malgré les craintes qu’elle éveille, la dette s’est imposée comme un instrument de politique publique fréquemment utilisé par certains Etats, afin notamment d’amortir des chocs conjoncturels ou de parer à des investissements insuffisants (en tant que « dépensier du dernier ressort ») (Monde Diplomatique, 2016, 150-151). Dépassant les arcanes des politiques publiques domestiques, la dette constituerait également un subtil outil de domination et de projection d’influence à l’internationale (N.B. les politiques néocoloniales en firent un usage privilégié), permettant d’imposer la volonté des créanciers (i.e. Etats, institutions financières multilatérales tel que le FMI, banques) sur des débiteurs impuissants, piégés par l’impératif de rembourser des dettes souvent gonflées par des taux d’intérêts exorbitants (Millet & Toussaint, 2016, 197-199).

Pourtant grands débiteurs, les Etats-Unis semblent paradoxalement avoir transformé l’outil de la dette en un avantage comparatif au niveau global. Avec un déficit fédéral (i.e. l’écart entre les dépenses planifiées et les dépenses réelles) ayant avoisiné les 1’100 milliards de USD en 2019, en concomitance avec une dette fédérale 21’974 milliards d’USD, comment les Etats-Unis arrivent-ils encore à financer leur onéreuse hégémonie et les coûts militaires s’y afférant (i.e. les dépenses liées à la défense ont culminé à 936 milliards de USD pour la même année) (usgovernmentspending.com) ?

Dans cette réflexion, nous allons explorer la thèse développée par Varoufakis postulant l’indissociabilité entre la dette publique américaine et le renforcement de sa position hégémonique dans le monde. A cette fin, nous retracerons l’évolution du système économique international au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à nos jours en concomitance aux politiques économiques américaines, afin d’identifier les événements qui constituèrent la « rupture » entre le modus operandi excédentaire des Etats-Unis, à celui déficitaire.

Les prémisses du Minotaure : Le Plan Mondial

Propre à une perspective généalogique et une focale path dependent (i.e. en résonance avec le postulat de Sargent selon lequel les ordres internationaux obéissent à des dynamiques auto-renforçantes) (Sargent, ,376), il convient de dresser l’évolution de l’ordre économique mondial d’après guerre, afin d‘historiciser le rôle naissant de la dette comme un instrument d’hégémonie. Pour des raisons d’exhaustivité, nous débuterons notre parcours historique seulement à partir de la Grande Dépression, sans pour autant ignorer la validité analytique de considérer le développement du capitalisme sur une échelle temporelle plus longue (N.B. Varoufakis remonte sa généalogie à l’ère féodale). Le concept d’hégémonie, suffisamment ambigu pour se soustraire à une lecture essentialiste, peut être conceptualisé comme une forme de pouvoir politique constituée d’un mélange instable de coercition, d’émulation et de consentement. Selon cette lecture, l’hégémonie américaine se déclinerait en dimensions intangibles (i.e. prestige, statut etc.) mais également en bases matérielles, dont la dette deviendra progressivement un rouage essentiel à partir de la Fin de Bretton Woods (Harvey, 44).

La Grand Dépression de 1929, causée en partie par la « dévaluation compétitive » des devises par les nations industrielles (Monde Diplomatique, 140), avait réduit en poussière plus de trois quart de la valeur de Wall Street. Les conséquences désastreuses du Crack focalisèrent l’attention et les moyens de l’administration Roosevelt (i.e. que Varoufakis nomme New Dealers) durant plus d’une décennie, avant que la guerre ne libère les dépenses publiques (N.B. la dette fédérale doubla) et ne relance finalement la croissance intérieure (Varoufakis, 2011, 102). Les accords de Bretton Woods (1944) qui instaurèrent la fixité des taux de change ainsi qu’un contrôle accru sur les mouvements des capitaux internationaux (Monde Diplomatique, 140), furent portés par des acteurs majoritairement préoccupés d’éviter l’avènement d’une nouvelle grande crise boursière, que Varoufakis nomme la « génération traumatisée » (Varoufakis, 2011, 106-107, 134). Pressentant que les Etats-Unis avaient le potentiel d’un colosse mondial, les New Dealers redoutaient que l’ « épée de Damoclès financière » ne réduise à néant la nouvelle puissance américaine. En effet, les excédents commerciaux dégagés par les firmes américaines dans les marchés mondiaux, si accumulés à outrance dans Wall Street et réinvestis dans des secteurs spéculatifs (N.B. car plus profitables ou en l’absence d’une consommation domestique suffisante), risquaient de générer des « bulles » meurtrières, qui, pour être combattues, auraient nécessités de lourdes injections de liquidités fédérales dans le système. De fait, les New Dealers états-uniens s’attachèrent à forger un système monétaire international, que Varoufakis nomme le « Plan Mondial », censé réduire le risque de résurgence des « contradictions du capitalisme » (i.e. qui résulte de la concentration sans distribution de l’excédent) et instituant le dollar comme monnaie de référence mondiale, afin de stimuler la demande étrangère pour les biens manufacturés américains.

L’architecture fut parachevé par un système de recyclage des excédents commerciaux états-uniens, procédant comme suit : tandis que les Etats-Unis exporteraient massivement capitaux et marchandises vers leurs alliés, ces derniers les rétribueraient en allégeance politique et en investissements. L’hégémonie d’après-guerre se fondait sur « le financement direct des centres capitalistes étrangers, l’Europe et le Japon dans un premier temps, payés au prix d’un déficit commercial structurel vis-à-vis des Etats-Unis » (Ibid. 116-118). En d’autre terme, les Etats-Unis escomptaient assurer leur prédominance mondiale à travers leur statut d’économie excédentaire, car opérant dans un système où les dettes leur seraient dues (Ibid, 147). Afin de réduire la propension d’une crise généralisée, les New Dealers planifièrent également un « dispositif monétaro-industriel » regroupant la République Fédérale d’Allemagne et le Japon, architecture pensée pour renforcer le capitalisme mondial autour de trois devises fortes (Ibid, 145). Ce dernier plan trouva un large écho parmi les penseurs de la doctrine du containment, soucieux d’établir des bastions capitalises inexpugnables tandis que la crainte de « contagion rougese répandait ; la guerre de Corée concrétisa une forme étonnante de synergie entre le Plan Mondial des New-dealers et les décideurs du Pentagone.

Le Plan Mondial, qui aurait pu constituer la clé de voûte d’une Pax Americana permanente et fonctionnant à travers la distribution « bienveillante » des excédents états-uniens dans le monde, succomba progressivement de l’inversion des déséquilibres commerciaux mondiaux. A la confluence de l’escalade des coûts financiers de la guerre du Vietnam (i.e. 333 milliards d’USD pour le gouvernement et l’économie américaine), de coûts sociaux en hausse et de la compétition commerciale imposée par les deux mastodontes allemands et japonais (qui grignotaient les excédents états-uniens), l’administration Lyndon fut contraint d’emprunter massivement afin de remplir ses objectifs (N.B. 70 milliards d’USD en 1971). Disposant du « privilège du dollar », les Etats-Unis firent frénétiquement tourner la « planche à billets » et inondèrent les marchés mondiaux de liquidités, provoquant une spirale inflationniste parmi les Etats européens et japonais, qui furent contraint d’évaluer artificiellement leurs devises afin de respecter les statuts de Bretton-Woods. Ces Etats, voyant leur exportations se réduire sous l’effet de l’inflation, contestèrent le primat des taux de change fixe et exigèrent la convertibilité effective de leurs dollars respectifs en or. Puisque les Etats-Unis ne souhaitaient aucunement se délester de leurs réserves aurifères, le président Nixon préféra suspendre les accords Bretton Woods, ouvrant ainsi la porte à la volatilité des prix et des taux mondiaux (Ibid, 148-152).

Financer les déficits jumeaux américains : Le Minotaure Planétaire

Ne pouvant plus escompter sur les excédents commerciaux pour financer leur position globale, les Etats-Unis décidèrent d’attirer les excédents mondiaux dans leur place financière plutôt que d’augmenter les impôts domestiques (i.e. cela aurait compromis la stabilité sociale dans un pays où les salaires sont restés stagnants depuis 1970) (Ibid, 164). Les déficits jumeaux (i.e. celui du budget et celui de la balance commerciale) nécessitaient une nouvelle source de financement, au risque de compromettre les capacités de projection mondiales des forces militaires américaines. Posen nous rappelle que toute prétention à la « gestion des biens communs planétaires » (i.e. qu’il définit comme une capacité de renseignement et de déploiement de force dans les espaces maritimes, aériens et terrestres du globe) requiert un budget titanesque (N.B. voir Modèle 2), nécessaire pour couvrir l’innovation permanente des technologies militaires, l’encadrement et la manutention des troupes, ainsi que le constant renouvellement d’armes, véhicules et bâtiments de guerre (Posen, 8-11).

Modèle 1 : le déficit fédéral des Etats-Unis depuis 1960 (en milliards de USD)

Modèle 2 : les dépenses militaires des Etats-Unis depuis 1960 (en milliards de USD)

Source : usgovernmentspending.com

Paul Volcker, ministre des finances du président Nixon à partir de 1970, est dépeint par Varoufakis comme l’un des artisans majeurs du « Minotaure Planétaire », c’est à dire un ordre économique mondial basé sur sa désagrégation » (i.e. taux et capitaux flottants, flux commerciaux trop volatiles pour être régulés) et offrant aux Etats-Unis le privilège incontesté de contracter des « déficits inégalés » (N.B. voir Modèle 1) (Varoufakis, 157-161). Avec l’inversion des flux commerciaux, les Etats-Unis commencèrent à importer avec frénésie des biens de consommation auprès de leurs partenaires commerciaux, tandis que le gouvernement dépensait « sans compter ». Volcker augmenta progressivement les taux d’intérêts fédéraux, qui passèrent de 6% en 1971 à 21.5% en 1981, ce qui eût pour effet d’aspirer les capitaux mondiaux en quête de juteux rendements (Ibid, 158). A partir de cette rupture fondamentale, les investisseurs étrangers envoyèrent volontairement leurs excédents de capitaux aux Etats-Unis, ce qui se cristallisait à travers l’achat de bons du trésor (N.B. ce qui représente un prêt indirect à Washington). Le Minotaure servit de système de recyclage informel des excédents mondiaux, car le consumérisme effréné états-unien pour des produits importés nourrissait, en réalité, un cycle de capitaux continu trouvant sa finalité aux Etats-Unis, devenu l’ « acheteur de premier recours » (Varoufakis, 171). L’on peut raisonnablement supposer que les Etats-Unis n’auraient jamais été capables de financer la « Guerre contre le terrorisme » sans le Minotaure planétaire (N.B. projection de puissance estimée à plus de 3’000 milliards d’USD cumulés) (Andréani, 2011, 262).

2008, une nouvelle rupture ?

Le crack boursier de 2008, conséquence tragique de la financiarisation effrénée de l’économie mondiale et de la dispersion de crédits à la consommation risqués, porta un coup fatal au Minotaure Planétaire et sur sa capacité d’absorption des excédents. Varoufakis relève que la Chine, actuellement le plus grand détenteur étatique de bons du trésor américain (1’123 milliards de USD en 2018, sur une dette totale de 21 974 milliards) (Le Temps, 2018), n’est plus vraiment incitée à envoyer l’intégralité de ses fonds aux Etats-Unis, qui est désormais incapable d’absorber les biens manufacturés chinois au même rythme qu’avant 2008 (Varoufakis, 2011, 306). Contrainte de trouver des débouchés pour sa titanesque production industrielle, la Chine semble émuler le modèle américain d’après-guerre en investissant ses capitaux dans des économies susceptibles de consommer ses biens. Le projet One Belt One Road », devisé à plus de 1’000 milliards de USD, permet d’entretenir un rapport clientéliste entre la Chine et les Etats asiatiques de « transit », lourdement endettés envers elle, projet qui ambitionne à terme de connecter la Chine aux fructueux marché de consommation européen (Le Temps, 2017). Serais-t-on à l’aube d’un nouvel ordre de distribution des excédents mondiaux ?

Conclusion

A la lumière de ce travail, l’on comprend que l’hégémonie américaine n’a pas résulté d’un acte créateur unique, mais s’avère être enchevêtrées dans des processus contingents d’anticipation et d’improvisation créatives (Sargent, 366), opérés par des acteurs aux référentiels divers selon des contextes mouvants. L’hégémonie américaine, en raison de la « nébuleuse de sens » qu’elle engendre, ne saurait raisonnablement se réduire à un unique « paradigme monolithique » (pour reprendre la formule de Springer sur le néolibéralisme) (Springer, 2012) car elle entrecoupe des perspectives diverses, dont l’exclusion supposerait le déni de la polyphonie du concept. A l’aune du cas de la dette publique américaine, l’on saisit toute la complexité de définition de l’Impérialisme américain, ne se réduisant définitivement plus à sa dimension militaire (i.e. car pouvant être également exprimé par des instruments culturels ou monétaires) ni étatique (e.g. Wall Street étant traversé de logiques distinctes que le Pentagone); la dette colossale des États-Unis ayant permis de financer, pour une période, leur impressionnante projection de puissance globale.

ADRIAN GASSER

Bibliographie

Ouvrages et articles académiques

ANDREANI, GILLES. 2011. « La guerre contre le terrorisme : un succès incertain et coûteux. » Politique étrangère : 253-266.

HARVEY, DAVID. 2003. “The New Imperialism”. Oxford University Press : 26-86.

LE MONDE DIPLOMATIQUE. 2016. “Manuel d’économie critique”. Hors-série Manière de voir.

MILLET, DAMIEN & TOUSSAINT, ERIC. 2016. “Enchaînés par la dette!” dans BADIE, BERTRAND & DOMINIQUE, VIDAL (dir.). Qui gouverne le monde? La Découverte, 199-206.

POSEN,  BARRY.   2003.   “Command   of   the   Commons:   The  Military   Foundation  of US Hegemony.”, International Security, 5-46.

SARGENT, DANIEL. 2018. “Pax Americana: Sketches for an Undiplomatic History.” Diplomatic History, 357–376.

SIMON, SPRINGER. 2012. « Neoliberalism as discourse: between Foucauldian political economy and Marxian poststructuralism ». Critical Discourse Studies, 9:2, 133-147.

VAROUFAKIS, YANIS. 2014. “ Le Minotaure planétaire : l’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial”. Le Cercle, coll. Enquêtes et perspectives.

Articles journalistiques

ETWAREEA, RAM.  22.05.2019. « La dette américaine, une arme à double tranchant pour Pékin ». In Le Temps.

ETWAREEA, RAM.  10.04.2018. « Trump plonge l’Amérique dans une dette colossale ». In Le Temps.

ZAUGG, JULIE. 21.11.2017. « Les projets en déshérence de Pékin ». In Le Temps.

Multimédia

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