Et si le rap était encore politique ?

Et si le rap était encore politique ?

Auditeur de rap depuis plusieurs années, j’ai, comme tout amateur de cette musique, rencontré les lourds poncifs infligés à cette musique, généralement exprimé par des aficionados du rien. Vulgarité, machisme, apologie de la violence, du sexe, de l’argent facile, des armes et des opiacés seraient la quintessence de cette musique, certes très populaire (la plus populaire à quantité de niveaux objectifs), mais stupide, primitive et dangereuse.

Je laisserai à d’autres le soin de rappeler ô combien cette critique apparaît à la fois injuste, hypocrite et dénuée de sens. À ces amnésiques incapables de se souvenir de la teneur subversive et polémique de la musique, ou plutôt capables d’une souplesse épatante quant au deux poids deux mesures (parmi eux beaucoup de fans de l’indomptable Renaud ou du taquin Gainsbourg pour ne citer qu’eux) je ne consentirai à offrir une ligne de plus. Mon texte s’adresse donc à d’autres auditeurs, réguliers ou sporadiques, du rap francophone, volontiers porteur d’une autre critique à l’égard du hip-hop, une critique progressiste, insidieuse et emplie de bonne conscience.

« Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ? » assénait il y a 20 ans le duo Arsenik dans le morceau Boxe avec les mots, mettant le doigt sur la nécessité pour cette musique populaire de s’emparer des problèmes sociaux et de les défendre le poing levé. Une quinzaine d’années plus tard, Lino, moitié du tandem Arsenik, écrivait sur Temps Mort 2.0 : « Jaune, violet, vert : mon côté militant est sceptique » résumant ainsi toute l’ambivalence dans laquelle fut plongé en quelques années le hip-hop francophone, entre succès commercial et dénonciation, et avec elles quelques-uns de ses acteurs les plus contestataires. 

Le rap aurait ainsi perdu toute portée politique et militante, broyé dans le système capitaliste, vendu à l’idéologie néo-libérale, à l’industrie musicale cupide et à la quête dévorante d’argent facile. D’une part, il convient d’admettre la vérité partielle de cette affirmation : le discours extrêmement contestataire des années 90 (qui ne représente pas non plus l’exhaustivité du rap à cette période), porté par le médiatique groupe NTM et sa vedette Joey Starr (dont le cas mérite qu’on s’y attarde plus tard) s’est atténué, a complètement disparu selon d’aucuns, s’est tout simplement transformé pour d’autres. Il est essentiel de tenir compte, pour comprendre cette évolution, de l’apparition d’Internet, des réseaux sociaux, de la dématérialisation de la consommation musicale, mais aussi de l’essor sans précédent d’un mode de vie consumériste et de la publicité dans la société en général. 

C’est ainsi que s’est imposée, sur la scène rapologique francophone, une apologie du luxe et des mœurs légères, directement influencée par le grand frère américain. Le nier relèverait de l’aveuglement. Néanmoins, il convient, à travers ce texte, de rétablir les propos subversifs de cette musique, moins militante et contestataire qu’auparavant (quoique), mais toujours lucide et virulente à l’égard d’une société sclérosée.

« Ils ont dit Demain c’est loin, mais on n’y croit même pas (Salé) » scande Niska avec amertume, comme si la prédiction pourtant pessimiste de IAM[1]n’était finalement qu’un leurre. IAM fut l’un des groupes phares des années 90, portant un discours bienveillant et calme, qui fit le bonheur de radios désireuses de diffuser les messages d’une banlieue grondante, à certaines conditions néanmoins. À l’instar de MC Solaar (la caution banlieuedes Enfoirés), IAM s’appliqua à faire connaitre leur art et les problématiques sociales relatés dans leurs morceaux en adoptant une posture respectueuse et consensuelle, sans vulgarité ni débordement. La classe dominée pouvait se faire entendre, mais dans le calme et le doigt sur la couture du pantalon.[2]En revanche, les textes crus et radicaux du Ministère A.M.E.R, de La rumeur ou de Lunatic ne reçurent pas le même accueil, puisque la censure, les procès et le boycott les attendirent. 

À l’heure actuelle, l’absence de messages explicitement contestataires, qu’on retrouve chez Niska, mais aussi de nombreuses têtes d’affiche, caractérise bel et bien un renoncement partiel ou complet dans le rap moderne. « J’croyais changer le monde, pardonnez-moi je n’y changerai rien (Gala Gala) » annonce d’emblée N.O.S, moitié du groupe PNL au succès colossal.

Dès lors que le destin des banlieues (et du monde) n’a que trop peu changé depuis les années 90, voire qu’il a empiré, ces porte-voix que furent les rappeurs auraient-ils mis un genou à terre ? Ou simplement abandonné un combat désespéré au profit d’une réussite personnelle ?

« Insoumis, je fais des sous bêtement, parce que je veux voir ce pays en sous-vêtement »[3]

« Comment mépriser l’argent quand tu n’en as pas ? (Le crime paie) ». Rhétorique implacable signée Ali, en 1996 déjà, qui rappelait la faim qui tenaille le ventre des classes les plus pauvres. 

L’appât du gain a toujours rythmé les morceaux de rap, même chez les plus critiques de cette attirance, comme Arsenik. Lino précisait en 1998, averti, « L’espoir fait vivre, mais ceux qui vivent d’espoir meurent de faim (Jour 2 tonnerre) ».

Associé à la perspective stérile d’un quelconque parcours scolaire, vous comprendrez mieux le choix individualiste opéré par Booba, « l’allégorie de rap bling-bling », tant décrié par des détracteurs aux œillères. À l’époque (2000), Booba, alors binôme d’Ali, témoigne de l’argent comme seul rempart au destin qui lui est promis : « Depuis le CP[4], les billes je sais que c’est niqué, donc je fais mon billet (Pas le temps pour les regrets) ». En 2018, Ninho l’assure : « J’ai brûlé tous les cahiers, pour faire 20’000 euros la semaine (M.I.L.S 2.0) ». L’abandon scolaire n’est plus perçu comme un drame dès lors que la réussite dans la musique s’avère éclatante. 

« J’ai jeté mes sons, comme en 68 Papa jetait ses briques » affirmait SCH, tête de gondole d’une nouvelle génération de rappeurs à la fois décomplexés et tourmentés. Le cas de SCH est symptomatique d’un rap contemporain déchiré entre ses aspirations financières et une méfiance inébranlable, voire une haine à l’égard du système qu’il souhaiterait rançonner. Toute cette ambivalence est décrite dans cette référence à mai 68 : les pavés ont été remplacés par un fatalisme autotuné, et la lutte contre l’oppression sociale profondément modifiée. Ce paradoxe s’inscrit fortement dans la carrière du rappeur marseillais, capable d’affiliation prononcée au monde ouvrier « Je suis pueblo[5]comme FOCGT[6]en manif’ de printemps (Poupée russe) » ou la célèbre ligne « Se lever pour 1200 c’est insultant (A7)», reprise durant des manifestations par la suite[7]. Pourtant, SCH ne se gêne pas non plus pour rappeler sa réussite sociale, parfois avec exubérance : « Je suis passé du grec au Rossini, prolétaire devenu aisé (6.45i) ». On remarque ici le flou idéologique qui frappe plusieurs artistes, à cheval entre un possible embourgeoisement et la volonté de ne pas renier leurs origines populaires. Un écartèlement difficilement gérable pour ce nouveau parvenu, qui prend un malin plaisir à s’emparer des codes qui ne sont pas les siens. 

Singeant l’attitude bourgeoise coiffée de haute couture de mauvais gout, assoiffé des plus grands crûs, assoupi dans les plus grands palaces, auprès des plus beaux mannequins, le rappeur moderne dégomme désormais les idées reçues, s’approprie les codes de la bourgeoisie (qui elle n’a pas attendu pour se saisir de tous les codes de la culture populaire, de la mode à la musique), et les tord volontiers.[8]

« Retourner dans l’oubli, mon frère, je prends le risque » assurait SCH en 2015 (Mauvaises idées), plaçant le rap en ascenseur social incontournable pour des milliers de jeunes précaires. L’argent et la célébrité pour s’extirper de sa condition sociale, voici le prix à payer, quel qu’en soit le coût. L’idée de s’arracher de sa condition sociale, par tous les moyens, écrase tout sur son passage. Plus que la volonté d’une vie de faste, le moyen d’y parvenir par une culture parallèle, qu’elle soit tantôt illégale (banditisme exalté ou deal de rue démystifié), tantôt permise, mais illégitime aux yeux du plus grand nombre (le rap, mais aussi le sport de combat) vient souligner une fois de plus la marge dans lequel évoluent les artistes hip-hop. Du dédain qu’ils subissent, – ou appelons-le mépris de classe, les rappeurs tirent une fierté rageuse ; de l’indifférence dont ils sont victimes, une haine victorieuse s’empare d’eux. Ce système qui les plaça au carrefour du désespoir et de la violence, ils le dévaliseront avec d’autant plus d’appétit que le repas devait se dérouler sans eux. 

Pourtant, malgré l’appropriation des codes de la richesse et de la mondanité, malgré l’opulence, le capital symbolique demeure inaccessible. « Je n’suis pas riche, j’suis juste un pauvre qui a de l’argent (Gustavo Gaviria) » rétorque Lacrim. « On sort des taudis, mais il y a rien à faire on est maudit (Je bibi) » clarifie Kaaris sur l’impossibilité d’être comme ceux d’en haut. D’ailleurs, beaucoup l’admettent et s’en accommodent volontiers comme Alpha Wann sur le titre Kim K : « J’suis pas né pour être cadre sup’ ». Puisque les chemins classiques sont encombrés, nos rappeurs prendront des sentiers plus escarpés. Et puisqu’ils furent désignés comme des monstres, cupides et indomptables, ils se comporteront comme tels.

« Hustler[9]à la Jacques Chirac »

Alors que l’industrie a rapidement décelé le potentiel commercial de cette musique, médias et hommes de pouvoir ont toujours mis au ban ces musiciens du bitume, sauf quand il s’agissait de les récupérer, à des fins politiques(Doc Gynéco qui s’engagea auprès de Sarkozy pour compléter le multiculturalisme fantoche sarkozyste avec Rachida Dati et Rama Yade) ou à des fins culturelles (Joey Starr symbole d’intégration au cinéma et à la TV). Aujourd’hui, une certaine unanimité a gagné le milieu rap sur certains thèmes : refus des médias traditionnels, défense des victimes de bavure policière, rejet d’un engagement politique, abstention dédiabolisée… Alors, le rap contemporain, complètement apolitique ?

Le « Nique la police », craché par NTM 20 ans plus tôt, est passé à la postérité, et la relation conflictuelle entre les deux milieux ne s’est pas estompée, loin de là : les forces de l’ordre apparaissent toujours comme l’ennemi de la communauté hip-hop, car avant tout Némésis des jeunes de cité. L’animosité unanime du rap à l’égard du corps policier appliquée aussi bien par des garçons de banlieue au contact direct des policiers que par des artistes issues de classes moyennes non confrontés aux forces de l’ordre, comme Nekfeu, la coqueluche des médias généralistes (« Il y a pas de sot métier, sauf flic » Le horla) témoigne d’une cohésion implicite. La solidarité affichée par les rappeurs lors des bavures policières qui secouèrent la France (Affaire Théo, Affaire Adama[10]), qui fut exprimée aussi bien publiquement (manifestations, concerts de soutiens) que dans leur musique – « Justice pour Théo et Adama (Alpha Wann, Stupéfiant et noir), « J’suis avec Théo, fuck les schmidts[11] » (Booba, Friday), « La marmaille n’oublie pas la mort d’Adama » (Nekfeu, Esquimaux), symbolise encore cette union sacrée.

Outre la posture anti-flic classique, c’est plus largement la défiance de l’État et de ses institutions qui renseigne du caractère subversif du rap contemporain. Petit tour d’horizon.

Les médias d’abord, qui, alternant entre oubli, censure et incompréhension délirante de cette musique, ont perdu la confiance des artistes. Vald, après un passage rempli de clichés dans Salut les Terriens, écrit à propos du présentateur-vedette « Ardisson ? série d’chassés dans son thorax (Sombre soirée) »[12]

Ademo, moitié du groupe PNL, justifie son absence de plateaux et de presse : « Fuck vos interviews, j’aurais pu passer dans vos reportages de chiens (Tu sais pas) », référence amère à son passé de dealer à faire frémir Zone Interdite[13]. Cette aversion des médias ne saurait se retrouver dans les textes des chanteurs de variétés, tant leur connivence avec les journalistes et le star-system demeure connue et indispensable à leur carrière.

La justice ensuite, institution sacralisée et inaltérable, répressive et partiale, comme dans les affaires citées plus hauts. « La justice a 2 vitesses, le Lamborghini en a 6 (Friday) » compare Booba.

La nation, porteuse de beaucoup d’espoirs déchus, de sentiments ambivalents, entre amour et haine, entre France black blanc beurles grands soirs et banlieues ostracisées au quotidien. « Tu l’appelles Mère-patrie, je l’appelle Dame-nation (Le piège) » résume tristement Alpha Wann.

La culture, et plus spécifiquement la littérature[14], à qui on les oppose systématiquement (n’a-t-on jamais entendu quelqu’un emprunter le génie littéraire d’un auteur pour rabaisser l’écriture des rappeurs ?) : le rap n’en a cure et se saisit de la comparaison à son tour. Booba « écrit mieux que Molière, tatoué sans muselière » (Garde la pêche) et Deen Burbigo ne « lit pas de Marivaux, il (m’) arrive à la cheville » (Luc Bresson). Le patrimoine culturel tricolore sert ici de sujet à l’égotrip[15]. Quant à la culture musicale, elle ne les a pas empêchés de triompher : « Disque de platine[16]sans rien connaitre au solfège » (Booba, 2pac). Ce rejet de la nation et des arts les plus symboliques traduit la parole d’une banlieue insoumise face aux normes qu’on voudrait lui imposer. Au contraire, d’autres rappeurs, souvent considérés comme engagés (Kery James, Youssoupha,), qui, n’ont de cesse de louer, voire glorifier cet héritage artistique ; ce qui, sans être illégitime, peut s’apparenter à une forme d’acculturation de leur part. 

Régulièrement houspillés par la classe dirigeante, qui leur reproche de faire l’apologie de la voyoucratie, les rappeurs s’en moquent, ironisant sur ce reproche mal venu d’hommes politiques souvent corrompus. Encore une fois, ils s’approprient une idée reçue (celle d’un rap musique du grand banditisme), la détournent et la retournent à leur avantage, non sans malice : « On prend cette monnaie à la Jacques Chirac, puis on oublie tout à la Jacques Chirac [17]», (Veerus, Jacques Chirac2.0), « Dans les magouilles comme Sepp Blatter » (Alpha Wann, Parachute Chanel), « Marine le Pen, c’est toi la racaille » (Booba, Paname). 

La phrase « J’sais pas si le pire soit que les narcotiques s’introduisent, ou si le plus dangereux soit que les sarkozystesse reproduisent (MBM) » de Kaaris vaut le détour. En mettant sur le même plan la menace des stupéfiants et celle des politiciens véreux trempés dans des affaires sordides, le rappeur du 93 renvoie dos à dos deux problèmes majeurs, pourtant traités très différemment dans le débat public. Ce même Kaaris, qui annonce entre regret et désinvolture : « Il y aura jamais de négro à l’Élysée (80 zetrei) », prône un rap hardcore et apolitique, mais pas dénué de messages violents et percutants. Par ailleurs, quand il s’agit des questions raciales, le rap ne les a jamais éludés, et les titres dédiés à la couleur de peau sont légion. 

Morceaux choisis :

Sur l’esclavage :

« On a assez travaillé pendant l’esclavage, salope » (Kaaris, Sevra-k)[18]

« Bénévole 400 ans, je leur dis non merci » (Alpha Wann, Jeunes retraités)

Sur la ségrégation culturelle :

« Mes nègres iront au musée quand ils vivront près du Louvre » (Alpha Wann, Louvre)

Sur le racisme :

« J’ai la banane comme Taubira »[19](Booba, Tony Sosa)

Sur la présidence Obama :

« Sauf inviter Kendrick (Lamar, ndlr)[20]à la Maison Blanche, dis-moi à quoi leur sert ce président n**** ? (Dosseh, Le temps béni des colonies) ». 

Ce même Dosseh, synthétise cette combinaison audacieuse entre un rap ostentatoire et un rap engagé, lorsqu’il rappe : 

« Ramenez-moi le chien qui a parlé du temps béni des colonies que j’le supprime.  

Ça m’empêche pas d’aimer le superficiel et le bling-bling

Les strings ficelles et les bim bim’ (Le temps béni des colonies) ».[21]

Voilà que le rap conscient se porte bien.

« Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien »[22]

Ayant accepté le libéralisme économique comme issue de secours de leurs conditions sociales, nombreux sont les rappeurs qui ont également intégré les grands principes de cette vision du monde : concurrence, loi de la jungle, rentabilité et réussite personnelle. 

Il serait intéressant ici de tirer les conséquences de ce choix, imposé plus que choisi d’ailleurs. Car le rap, en plus d’être encore subversif, demeure un formidable baromètre de notre époque en proie au déchirement du tissu social. 

L’argent comme seul exutoire, la rage et la haine comme moteur, la défiance de l’État et de ses alliés comme un phare dans la nuit, mais à la fin, se ressent l’amertume d’une vie superficielle. C’est en tout cas ce qui ressort de plusieurs textes de nombreuses têtes d’affiche du rap français actuel. Parmi les thèmes évoqués, la méfiance de l’être humain revient souvent.

Le succès est souvent cité comme facteur de division, la jalousie des proches se révèle palpable et la méfiance se transforme en repli sur soi. La solidarité, l’entraide et le partage se retrouvent déconseillés. « Ne fais pas trop de bien ou tu seras cloué sur une croix » (Booba, 92i veyron). Dans la même veine, « Tends pas ta main, on te tord ton âme » prévient N.O.S sur le magnifique Jusqu’au dernier gramme. « Lorsqu’on veut m’aider, on me tend la main de Jamel », ironise Vald dans Si j’arrêtais. « Je parle tout seul parce que personne (ne) sait répondre », concède Damso sur Nwaar is the new black. Ces trois phrases symbolisent cet état de soupçon permanent du genre humain, particulièrement perceptible quand le succès se pointe et attire les requins. Un grand dégoût s’empare de plusieurs nouvelles stars en cas de réussite, synonyme de convoitises et d’hypocrisie. N.O.S (PNL), déplore, lucide : « C’est pas moi, c’est ma putain de nouvelle vie qu’ils aiment (Mira) ». Son frère, Ademo, revanchard, avoue avec dérision : « Avant j’étais moche dans la tess[23], aujourd’hui je plais à Eva Mendès (DA) ». 

La célébrité se retrouve ainsi désacralisée, à un moment où elle n’a sans doute jamais été aussi érigée en ultime accomplissement, à travers des réseaux sociaux ne reposant que là-dessus. 

« Devenir connu, gros, c’est v’là le mauvais plan, même sans amis, j’ai l’impression d’être du mauvais camp (Réflexions basses) » estime Vald, qui, conscient du capital financier qu’il représente désormais, ajoute : « L’industrie voudrait me forer, ça me désole (Offshore) ».

C’est ici que se situe la nuance à apporter dans le discours convenu qu’on prête au rap : une musique mercantile, où la célébration de la réussite et du self-made atteindrait des proportions démesurées. Un message désenchanté et critique du succès existe également. 

Alors quand le triomphe ne permet même plus l’épanouissement qu’il promettait tant, vers qui se tourner ?

La religion pour certains, avec plus ou moins de difficulté. Dans une société anticléricale, à l’athéisme croissant et aux doutes spirituels, le rapport à Dieu chez les rappeurs s’avère éclairant. Il témoigne des mêmes inquiétudes dans la foi de nombreux croyants : « Pendant ce temps-là on connait mieux nos lyrics que celles de la Bible » (2fingz, Lucy).

La dualité entre l’individualisme source de péché et la piété élévatrice ressort comme un thème central chez de nombreux rappeurs (« Malhonnête, mais pieux », Kaaris, Paradis ou Enfer).

Une antinomie parfaitement résumée par Ademo :

« Riche dans l’haram (illicite), ou pauvre dans le halal (licite), alors choisis, vas-y dis-le. » (Plus Tony que Sosa)

On en revient au besoin d’argent, qui tourne parfois à l’obsession, mais ne s’avère que le fruit d’une véritable emprise libérale sur la jeunesse. Une emprise de longue date, que Vald raconte ainsi : « Depuis tout petit, je vois mes parents maqués par la banque (Mégadose) ». 

Lorsque N.O.S explique : « Non j’aime pas l’argent, j’aime mes proches donc je remplis mes poches (Cramés) », il dénonce autant qu’il se sait complice et prisonnier de ce système. Ce paradoxe se retrouve au cœur du rap, car il est au cœur de la société, et le vide qu’il engendre, qu’il soit affectif ou religieux, n’est pas oublié par les amateurs de hip-hop, bien au contraire. Il leur sert de matière dans leur musique, comme fragment de leur humanité fragile et bourrée de contradictions, forcément universelle. La fortune ostentatoire et superficielle en repousse plus d’un, et la recherche d’un sens à cet univers dépravé demeure, comme chez Vald, paumé dans un monde où « Le chemin du McDo (est) indiqué, pour le reste on va pas t’aiguiller (Mégadose) ».

N.O.S, riche et abattu, ne cache pas avoir « Le cœur vide sapé en Plein » (marque de luxe ostentatoire) sur le morceau Humain. La haute couture ne suppléant hélas pas le bonheur. 

Ainsi, les rappeurs symbolisent l’éclatement de la solidarité et la puissance de l’individualismecar ils ne sont, ni plus ni moins, que le reflet de la société. Et peu importe si cette société s’appelle paraculture, banlieue ou marge sociale, les rappeurs représentent un pan non exhaustif, mais extrêmement varié du monde contemporain. Leur musique, subversive et touchante, rassemble un public hétéroclite. Les artistes hip-hop sont nombreux à témoigner de leurs failles, leurs émotions, leur incrédulité à l’égard du monde moderne, leur apathie ou leur fatalisme, mais aussi leurs engagements, leurs cris de rage et de douleur.

Ce texte ne prétend pas dresser le portrait du rap actuel, -un exercice de très (trop) haute voltige, il entend rappeler son caractère subversif, qui se situe également dans son argot, aussi divers qu’insaisissable (caricaturé jusqu’à l’excès par les humoristes et autres pitres des « yoyo casquette à l’envers »), ses textes crus et toute la culture hip-hop, omniprésente dans la mode et sur les réseaux sociaux. 

À travers une sélection sommaire de quelques rimes (qui vous le noterez ne proviennent pas de rappeurs dit “conscients“[24], d’où mon choix de laisser à l’écart des artistes comme Kery James ou Youssoupha), j’ai tenté de corriger l’inexactitude de quelques griefs infligés au rap, et signalé l’importance de cette musique riche, éclectique et désormais incontournable. 


Robin Freymond


[1]Titre majeur de la discographie de IAM, groupe ayant marqué l’histoire du rap français dans les années90.

[2]http://lerapenfrance.fr/booba-toujours-dans-la-tendance/

[3]Phrase issu du morceau Indépendant, Booba, Temps Mort, 2002. 

[4]Equivalent de l’école primaire en France

[5]Peuple en espagnol

[6]FO : Force ouvrière et CGT : Confédération générale du Travail. 2 des principaux syndicats en France. 

[7]https://www.liberation.fr/direct/element/se-lever-pour-1200-cest-insultant_32429/

[8]http://www.surlmag.fr/sch-parvenu-magnifique-portrait-surl-2017/

[9]De l’argot : débrouillard

[10]2 affaires de bavures policières ayant conduit à la mort de l’un (Adama) et le viol de l’autre (Théo)

[11]De l’argot : policiers

[12]Thierry Ardisson, présentateur de Salut les Terriens, multiplia les stéréotypes au-sujet d’un rap à ses yeux testostéroné, analphabète et grossier, sans oublier le racisme latent de son intervention.

[13]Emission diffusée sur M6, ayant défrayé la chronique pour une enquête sur la banlieue en 2015, qui offrit une image particulièrement désastreuse des quartiers populaires. 

[14]http://lerapenfrance.fr/dossier-finir-comparaison-rap-litterature/

[15]égotrip :texte flattant son propre égo

[16]Equivaut à la vente de 100000 cd. 

[17]Référence aux nombreux scandales financiers de l’ancien Président français, en proie à Alzheimer ces dernières années

[18]Référence aux propos tenus par Guerlain sur France2 et à la réaction de la journaliste Elise Lucet, hilare : “Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre.. Je sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé“

[19]Référence aux bananes reçues par la Ministre de la Justice de l’époque, Christiane Taubira

[20]Kendrick Lamar, rappeur américain mondialement connu

[21]Référence à la chanson polémique de Michel Sardou « Le temps des colonies ».

[22]Phrase issu du morceau Le silence n’est pas un oubli, Lunatic, Mauvais œil, 2000. 

[23]Tess = cité

[24]Par rappeur conscient, j’entends des rappeurs se présentant ou présentés comme tel, à savoir des rappeurs engagés dans leurs textes ou dans leurs prises de position en dehors de la musique. On peut citer Kery James, Youssoupha, Médine, La Rumeur, Keny Arkana. 

Bibliographie

http://www.surlmag.fr/sch-parvenu-magnifique-portrait-surl-2017/
https://www.liberation.fr/direct/element/se-lever-pour-1200-cest-insultant_32429/
https://genius.com

Morceaux mentionnés :

  • Boxe avec les mots, Arsenik, Quelques gouttes suffisent, 1998.
  • Temps mort2.0, Booba ft. Lino, D.U.C,2015.
  • Demain c’est loin, IAM, L’école du micro d’argent, 1997. 
  • Salé, Niska, Commando, 2017. 
  • Gala Gala, PNL, Que la famille, 2015.
  • Le crime paie, Lunatic, Hostile Hip Hop, 1996. 
  • Jour de tonnerre, Arsenik, Quelques gouttes suffisent, 1998.
  • Pas le temps pour les regrets, Lunatic, Mauvais œil, 2000. 
  • M.I.L.S 2.0, Ninho, M.I.L.S2.0, 2018.
  • Freestyle Skyrock, SCH, 2016. https://www.youtube.com/watch?v=6i9uhl4930o
  • Poupée russe, SCH, Déo Favente, 2017.
  • A7, SCH, A7, 2015. 
  • 6.45i, SCH, Déo Favente, 2017. 
  • Mauvaises idées, SCH, A7, 2015.
  • Gustavo Gaviria, Lacrim, R.I.P.R.O 2, 2015.
  • Je bibi, Kaaris, Or noir, 2013. 
  • Kim K, Alpha Wann, Alph Lauren III, 2018.
  • Le horla, Nekfeu, Feu, 2015.
  • Stupéfiant et noir, Alpha Wann, UMLA, 2018.
  • Friday, Booba, Trône, 2017.
  • Esquimaux, Nekfeu, Cyborg, 2016.
  • Sombre soirée, Vald, NQNT33, 2018.
  • Tu sais pas, PNL, Dans la légende, 2016.
  • Le piège, Alpha Wann, UMLA, 2018.
  • Garde la pêche, Booba, Ouest Side, 2006.
  • Luc Bresson, Deen Burbigo, Booska Pefra Vol. 2, 2016.
  • 2pac, Booba, Futur, 2012.
  • Jacques Chirac2.0, Veerus, 2018.
  • Parachute Chanel, Alpha Wann, UMLA, 2018.
  • Paname, Booba, Autopsie Vol.4, 2011.
  • MBM, Kaaris, Or noir, 2013
  • 80 Zetrei, Kaaris, Le bruit de mon âme, 2015.
  • Sevra-k, Kaaris, Le bruit de mon âme, 2015.
  • Jeunes retraités, Doums ft. Alpha Wann, Pilote, 2011. 
  • Louvre, Alpha Wann, Alph Lauren III, 2018. 
  • Tony Sosa, Booba, D.U.C, 2015. 
  • Le temps béni des colonies, Dosseh, Yuri, 2016. 
  • 92i Veyron, Booba, Nero Némésis, 2015.
  • Jusqu’au dernier gramme, PNL, Dans la légende, 2016.
  • Si j’arrêtais, Vald, Agartha, 2017.
  • Nwaar is the new black, Damso, Ipseité, 2017.
  • Mira, PNL, Dans la légende, 2016. 
  • DA, PNL, Dans la légende, 2016.
  • Réflexions basses, Vald, Xeu, 2018.
  • Offshore, Vald, Xeu, 2018. 
  • Lucy, Lomepal ft. 2fingz, FLIP, 2017.
  • Paradis ou enfer, Kaaris, Or noir, 2013. 
  • Plus Tony que Sosa, PNL, Le monde chico, 2015. 
  • Mégadose, Vald, Agartha, 2017.
  • Cramés, PNL, Dans la légende, 2016.
  • Humain, PNL, Dans la légende, 2016. 
À propos de COSPOL

COSPOL est le comité science politique de l’Université de Lausanne regroupant les étudiant-e-s en science politique. Si l’objectif initial de l’association consistait à développer la vie estudiantine et sa cohésion interne, COSPOL dispose aujourd’hui de l’envergure nécessaire pour se fixer des objectifs supplémentaires. Bien évidemment, nous envisageons de poursuivre notre engagement dans le soutien des étudiant-e-s, et ce afin de favoriser le contact entre les pairs, non seulement par le biais du parrainage, mais aussi à travers l’organisation de cafés politiques et de conférences. Néanmoins le comité science politique de l’UNIL ambitionne de diversifier ses domaines d’activités. Intimement convaincus de la capacité des étudiant-e-s à contribuer de manière constructive au débat public, nous souhaitons favoriser cette entreprise par le biais de cette plateforme multimédia. Dès lors, la parole est offerte à quiconque aurait le désir de s’exprimer, et ce quelle que soit la forme que prend la substance du message. En effet, l’expression culturelle étant chère à nos yeux, nous vous encourageons, vous les étudiant-e-s, à profiter de cette tribune qui vous est offerte et ainsi de prendre plume, crayon, micro et caméra afin de donner libre cours à vos pensées. COSPOL se veut apolitique et ne sert par conséquent que de relais à tout individu enthousiasmé par l’idée de partager ses vues, dans la mesure où celles-ci relèvent d’une posture réflexive, informée et équilibrée. C’est pourquoi, il est attendu de la part des auteurs d’inscrire leur travail dans une démarche sérieuse présentant une certaine rigueur, tout en astreignant leurs productions aux limites de la tolérance et du respect de chacun. L’enjeu principal réside dans l’engagement d’un processus de production critique propre à la science politique, et plus généralement aux sciences sociales, visant une rupture avec le sens commun. Ainsi, les supports hétéroclites dont nous encourageons l’usage incitent à la diversification des modes d’expression et semblent pouvoir contribuer à la confrontation des idées, ce que nous croyons indispensable en vue d’adopter un regard prudent face au monde social, nécessaire à toute analyse lucide des phénomènes sociaux. Dans cette perspective, nous invitons les étudiant-e-s en science politique de l’UNIL à faire usage et à développer les outils analytiques et le sens critique qui leur sont enseignés afin de contribuer au progrès de la pensée collective. Au demeurant, si l’engagement est avant tout attendu de la part des étudiant-e-s de l’Université de Lausanne, nous encourageons avec ferveur les autres acteurs du monde social et académique à prendre part au projet. Nous nous réjouissons par ailleurs de saisir la chance qui nous est aujourd’hui offerte grâce aux outils technologiques, de tisser des liens de nature intellectuelle et solidaire avec d’autres étudiants sous diverses latitudes, prompte à dégager une approche tant plurielle que pluridisciplinaire.

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