COSPOvotation : RFFA

Le 11 avril dernier, le Comité de Science Politique de Lausanne (COSPOL) a eu le plaisir de recevoir Mesdames Michela Bovolenta, secrétaire centrale au syndicat des services publics et Lydia Masmejan, conseillère municipale PLR à Pully, ainsi que Messieurs Hadrien Buclin, député solidaritéS au Grand conseil et Jean-Hugues Busslinger,responsable de la politique générale au Centre Patronal,afin de débattre autour de la réforme de la fiscalité et du financement de l’AVS aussi connue sous le nom de RFFA, sur laquelle le peuple suisse sera invité à se prononcer le 19 mai 2019.

Avant de vous restituer le contenu de ce débat, il est peut-être utile de souligner quelques éléments de contexte. Tout d’abord, cette votation fait suite au refus populaire de deux objets soumis au référendum en 2017, mais présents à l’agenda politique depuis de nombreuses années, c’est-à-dire la troisième réforme fiscale des entreprises (RIE III) et la réforme Prévoyance vieillesse (Prévoyance vieillesse 2020). Sans revenir sur ces deux objets, le Conseil fédéral et le Parlement ont depuis élaboré cette nouvelle loi en reprenant ces deux objets dans un seul projet, tout en apportant — c’est d’ailleurs l’un des enjeux sur la votation — quelques aménagements par rapport aux projets initiaux afin de réussir, cette fois, à passer le cap du verdict populaire. 

Vu la « complexité » du projet RFFA, il peut être utile, avant de restituer le débat, d’apporter quelques éléments centraux de cette loi, sans donc prétendre à l’exhaustivité. Tout d’abord, le volet fiscal vise à supprimer le statut de « sociétés à statut fiscal spécial » appliqué aux entreprises actives sur le plan international en harmonisant les règles d’imposition applicables à toutes les entreprises sans différenciation. Ceci est motivé de la part du Conseil fédéral, par la nécessité d’établir « un système d’imposition des entreprises qui soit compétitif et conforme aux exigences internationales [et] maintenir l’attrait et la compétitivité de la Suisse en matière d’implantation d’entreprises et à préserver l’emploi et, à moyen et long terme, les recettes fiscales. »[1]. Pour ce qui est de l’AVS, le texte propose un apport de deux milliards supplémentaires souvent présenté comme un soutien temporaire à une situation qui se dégrade. Il est vrai que, à l’image de la situation de nombreux pays occidentaux, la Suisse observe un vieillissement de la population mettant la pression sur la situation financière de l’AVS. Au-delà des 800 millions versés directement par la population, le solde serait financé par cotisations salariales-employeurs à hauteur de 0,3 point de pourcentage divisé à parts égales entre l’employeur et l’employé. 

Cette mise en contexte étant faite, nous pouvons dès lors passer à l’argumentation des intervenants. Fidèles au style du débat contradictoire propre aux « Cospovotations », nous retrouvons donc d’un côté le camp du « contre » représenté par Hadrien Buclin et Michela Bovolenta, et du côté du camp du « pour » où se trouvent Jean-Hugues Busslinger et Lydia Masmejan. 

Pour Hadrien Buclin, le projet du Conseil fédéral, de la droite et des organisations patronales est avant tout la défense les grosses entreprises, ceci du fait que 90 % des impôts sur les bénéfices concernent les grosses entreprises. Ce n’est pas contre la suppression du statut des multinationales qu’il se positionne — suppression avec laquelle il est d’accord du fait de son caractère injuste et inégal envers les autres entreprises qui n’en bénéficient pas —, mais contre la baisse d’impôts. Il estime toutefois que la suppression de ce statut spécial est un leurre, car les Cantons continueront d’appliquer des statuts limités dans le temps pour les entreprises nouvellement arrivantes. 

Plus intéressante est sa remise en question d’un des arguments centraux des débats publics, la question du départ des entreprises en cas de non-réforme fiscale dans les prochains temps. D’après lui, cet argument n’est pas valable, car le taux d’imposition sur les bénéfices ordinaires sans statut spécial est déjà très compétitif sur le plan international. À titre d’exemple, il indique que ce qui a été présenté comme le « Big Bang fiscal » opéré par Trump aux USA, un pays qu’on sait très libéral, a conduit le taux d’imposition des entreprises à hauteur de 25 %, c’est-à-dire bien plus élevé que celui prévu dans RFFA. Il estime également que la modification de la péréquation intercantonale, qui gère la solidarité entre les cantons riches et les pauvres, est inacceptable, car elle revient à récompenser les petits cantons riches qui font du dumping fiscal agressif. La RRFA serait donc de ce point de vue un encouragement à la concurrence fiscale et un cadeau aux cantons les plus zélés dans cette voie-là, entrainant au final une perte due à cette concurrence des taux. Prenant l’exemple du canton de Vaud qui a appliqué la RIE III au niveau cantonal, il souligne les effets néfastes produits par cette loi que sont la montée d’impôts des particuliers dans certaines communes.  Les nouvelles déductions engendreraient une dégradation des relations avec l’Union européenne et l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), ces pays se rendant compte de ces nouvelles déductions. Il rappelle également le rapport consacré à la RFFA réalisé par le rapport des droits de l’homme de l’ONU, dans lequel il est mentionné un risque d’exacerbation de la concurrence fiscale nocive à l’international. 

En ce qui concerne le financement de l’AVS, Hadrien Buclin y au contraire est favorable tout en maintenant sa position contre la RFFA. Voici ses arguments : les rabais fiscaux pour les grandes entreprises, c’est-à-dire in fine pour les grands actionnaires qui les détiennent, ce sont les salariés eux-mêmes qui les paieront. En outre, la TVA, contrairement aux cotisations salariales-employeurs, est l’impôt le plus injuste qui soit, en ce qu’il est non proportionnel et impose tout le monde au même taux. Il estime donc qu’il faut dire oui au financement de l’AVS, mais qu’il ne faut pas faire comme le Parti Socialiste (PS) et se résigner en pensant qu’il n’est pas possible d’obtenir une meilleure solution. 

Michela Bovolenta se positionne également contre cette loi tout en apportant des arguments différents de ceux de Buclin. Tout d’abord, elle reprend l’exemple de la RIE II qui avait fait couler beaucoup d’encres du fait que les pertes engendrées pour les pouvoirs publics ont été beaucoup plus grandes que prévues, ce qui remet donc en question les estimations qui sont faites par le Conseil fédéral à propos des conséquences financières de sa mise en œuvre. Elle fait le lien entre la fiscalité et les services publics : la première servant à financer la deuxième. Or, si les services publics sont dans une position délicate aujourd’hui, c’est, selon elle, du fait des mesures d’austérité mises en œuvre depuis 20 ans. S’intéressant aux conséquences non seulement économiques, mais qualitatives de RFFA, elle indique que la baisse de la fiscalité entrainerait une baisse de qualité des services publics, mais surtout, pénaliserait directement les citoyens et en particulier les femmes, en tant que travailleuses, usagères, mais plus encore en tant que fournisseuses de prestations gratuites. Même s’il y a moins de prestations, les besoins perdurent, ce qui fait que ces travaux prendront alors la forme de travaux gratuits, encore majoritairement pris en charge par les femmes. Quant à l’évasion fiscale, Michela Bovolenta estime que la Suisse est championne dans le domaine du dumping fiscal, que ce soit au niveau international (aide au développement) ou au domestique à travers la concurrence intercantonale.  

Au sujet de l’AVS, Michela Bovolenta souligne plusieurs problèmes posés ou, au contraire, non posés par cette votation. Elle commence par faire un état des lieux alarmant sur l’AVS : depuis 1975, les cotisations y sont bloquées alors que d’autres assurances ont quant à elles augmenté. Elle dénonce ensuite l’instrumentalisation et les faux discours autour de l’AVS afin de faire remonter l’âge de la retraite des femmes. Elle critique comme Buclin l’augmentation de la TVA, un impôt qu’elle juge anti-social car non-égalitaire. Par ailleurs, elle indique que les cotisations salariales se calculent sur la masse salariale et que cette dernière augmente depuis les années 1970, ce qui souligne le caractère injuste de cette augmentation des cotisations, celles-ci ayant déjà augmenté de pair avec l’augmentation de la masse salariale. En outre, elle indique que le vieillissement de la population est un phénomène passager, qui sera suivi par une baisse des personnes âgées. Quant aux immigrés, ils apportent selon elle davantage à l’AVS qu’ils n’en bénéficient, ce qui est une façon indirecte de couper court à la vision qui verrait dans les immigrants des pourvoyeurs d’aides sociales. 

Passons maintenant au camp du « pour ». D’après Lydia Masmejan, il s’agit du fruit d’un compromis spécifique à la Suisse : la résolution d’un problème économique et social. Selon, elle, si on supprime le statut particulier sans autre forme de mesure, le taux d’imposition passerait de 8 à 24%, ce qui entrainerait un départ des entreprises. La solution parfaite est donc celle présentée par le projet, soit une baisse du taux ordinaire et la suppression du statut spécial, le tout ajouté à des outils compensatoires. 

Pour ce qui est du passage au volet AVS, Lydia Masmejan explique que le trou dans l’AVS augmente : le fonds de réserve sera de 0 en 2030 si on continue sur cette voie. Avec l’échec de la réforme AVS en 2017, les 2 milliards permis par la RFFA représenteraient une bouffée d’air afin de temporiser et de trouver une solution avec plus de calme. Elle ajoute que tous les partis s’accordent pour dire qu’il existe des solutions au déficit de 2 milliards par an qui sera engendré par cette loi : la moitié venant de la Confédération et le reste sous forme de cotisations. 

Pour Jean-Hugues Busslinger, le volet fiscal est indispensable et urgent, car il représente un engagement pour la Suisse. D’après lui, la suppression du statut spécial est justement une mesure en direction de l’égalité et qui doit être prise notamment du fait des pressions internationales qui consistent en ceci : si on n’abolit pas ces statuts, les entreprises ne souhaiteront pas rester pour une question d’image, de coordination fiscale et de présence sur les marchés internationaux. Il rappelle que cela concerne 24’000 entreprises et donc des emplois directs, mais également indirects, sans parler des 50 % des investissements privés en Suisse dans la recherche et le développement. Il souligne d’ailleurs que le fédéralisme fiscal est une spécificité du « génie helvétique », et qu’ainsi des outils seront mis à disposition des cantons pour qu’ils puissent décider individuellement de ce qui est le meilleur pour eux. La crainte de perdre 2 milliards est un calcul de coût, mais qui n’est pas estimé par la RFFA.

En ce qui concerne l’AVS, Jean-Hugues Busslinger répond à ce sujet que les compensations de la RFFA ont été voulues par la gauche, la droite elle ne souhaitant qu’une réforme fiscale. Il ne s’agit donc pour lui pas d’un projet de la droite et dénonce le fait que Michela Bovolenta, avec sa volonté d’augmenter l’AVS, ne doit pas oublier que la population augmente elle aussi. Avec cet apport de 2 milliards, le solde de la caisse de compensation baisse cela permet de trouver du temps pour une réelle solution à l’AVS ces prochaines années. RFFA n’est donc pas une occasion de discuter à proprement parler de ce que l’on veut concernant l’AVS, mais une solution d’urgence. 

Avant de finir, revenons sur un sujet intéressant qui a été débattu et qui est peu discuté dans les débats publics, la question de l’unité de la matière en ce qui concerne la révision de la Constitution. Pour Jean-Hugues Busslinger, elle devrait être utilisée seulement lors d’initiatives populaires et non dans le cas de lois élaborées par le Parlement, s’en tenant ainsi à la légalité juridique alors que pour, Hadrien Buclin, le fait d’avoir intégré les deux objets dans un même projet est le fait d’une crainte de la droite du verdict populaire qui découle de l’échec de RIE III qui explique la création de ces « paquets », appelant ainsi à ce que le Parlement suivent les mêmes règles que celles des citoyens. Pour ce dernier, cette peur du jugement populaire affaiblit les droits démocratiques. Quant à Michela Bovolenta, revenir sur des sujets qui ont été essuyés par des échecs en votant de nouvelles lois est peu démocratique et tend à renforcer la suspicion croissante des citoyens envers les politiques. 

Pour résumé, ce débat a donc offert deux images très contrastées des enjeux autour de cette votation. Du côté du camp du « pour », il s’agirait d’une réforme essentielle aussi pour les engagements de la Suisse au niveau des engagements internationaux que pour favoriser la position compétitive de la Suisse en termes d’attraction économique, tout en harmonisant une fiscalité différentielle. Pour le camp du « contre », on relève au contraire des discours qui viseraient à cacher les réels objectifs de cette votation qui serait en fait « bourgeoise », c’est-à-dire une nouvelle baisse d’impôts en faveur des entreprises, ceci quant la situation fiscale des entreprises serait déjà très compétitive, et rappelant que l’attractivité économique de la Suisse ne dépend de loin pas uniquement du taux d’imposition. On relève également les conséquences négatives sur les finances publiques des cantons et des communes, qui devront être prises en charge par les citoyens. Dans une certaine mesure, on retrouve donc de manière plus générale deux positions économiques différentes, une position néolibérale qui est celle des partisans du « pour », et une position qui la refuse, en contestant son prétendu réalisme pour en faire voir l’aspect idéologique. 

Loriane Hochet


[1]https://www.efd.admin.ch/efd/fr/home/dokumentation/legislation/votations/staf/fb-steuervorlage17.html

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