Conférence : La Grève générale de 1918 en Suisse
Introduction
À l’occasion du Centenaire de la Grève générale suisse, Nous avons eu le plaisir d’accueillir, à l’université de Lausanne, M. Marc Perrenoud, co-fondateur de la base de données des archives des Documents Diplomatiques Suisses (DDS), spécialiste des Relations internationales de la Suisse et des mouvements ouvriers (notamment neuchâtelois). Nous vous proposons ici un compte rendu de cet événement.
La présentation de M. Perrenoud se focalise sur les moments clés de cette grève, qui fut, rappelle-t-il, un événement majeur de l’Histoire contemporaine suisse. Plus précisément, il la traite à travers le cas du canton de Neuchâtel et, en particulier, de la ville de La Chaux-de-Fonds. Pour mieux saisir les enjeux, notre conférencier précisa d’abord la teneur du contexte international, celui de la Première Guerre mondiale, avant de traiter les spécificités du mouvement ouvrier en Suisse, pour ensuite revenir sur les moments saillants des années 1917 et 1918 en Europe. En effet, les craintes (et les espoirs) qu’une grève générale voit le jour a imprégné, et continua de le faire après celle de 1918, toute la société helvétique. D’ailleurs, comme M. Perrenoud le précise dans sa seconde partie, cette grève s’inscrit dans un contexte international marqué par des mouvements sociaux forts, par la révolution russe de 1917 et par l’effondrement de la Prusse. C’est dans ce cadre, qu’il présente finalement le Comité d’Olten et la grève générale en elle-même, pour conclure sur ses conséquences.
Contexte international
En premier lieu, il faut savoir que la Première Guerre mondiale a été peu anticipée. Les conséquences industrielles et financières qui s’en suivent directement ont touché tous les pays belligérants, y compris la Suisse. Ces conséquences affectent considérablement l’économie suisse. Les inégalités et les tensions sociales se ressentaient fortement, avec comme symptôme notable l’émergence de la ”question des étrangers”. En 1914, la Suisse comptait 14% d’étrangers (40% dans le canton de Genève). Dès 1910 déjà, plusieurs personnalités, parfois se disant expertes, se préoccupaient de cette ”question”, comme nous permet de l’observer les archives journalistiques.
De plus, l’augmentation de la productivité industrielle et l’amélioration des savoirs techniques corrélées aux nouvelles méthodes de guerre (cf. usage de gaz) causent la mort de millions de personnes dans tous les pays impliqués dans les offensives militaires. Comme dit précédemment, cette guerre n’a été que peu anticipée, les États estimant qu’elle serait de courte durée – quelques mois, voire une année tout au plus. Personne ne pouvait imaginer qu’elle durerait quatre ans, comme le montre de façon exemplaire la crise des munitions de l’armée française. On fait alors appel à une industrie performante, mais surtout en bon état : la Suisse. Le chômage se résorbe vite, puisque de nombreux pays se mettent à passer commande à leur voisin helvétique (têtes de fusée produites à la Chaux-de-Fonds, etc.). La Suisse échange volontiers ses produits contre des matières premières, comme le charbon. De cette façon, l’industrie profite de la situation de guerre, avec des impacts positifs jusque dans l’industrie horlogère. Les montres devaient désormais être au poignet des soldats se trouvant sur le front, contrairement à l’ancien modèle se trouvant au bout d’une chaîne, moins pratique en temps de guerre. Une autre ”nouveauté” apparait sur le marché du travail : les femmes sont alors fortement sollicitées. Elles contrôlent par exemple les têtes de fusée, mais généralement restent cantonnées à un travail répétitif et mal payé. Leur formation rapide leur permet d’être opérationnelles sans avoir les moyens de revendiquer des salaires plus élevés. Dès lors, on observe que d’une part, les salaires deviennent de plus en plus bas pour l’ensemble de la population, d’autre part, une partie des industriels font des affaires florissantes. Par exemple, en 1916, la société pharmaceutique Sandoz verse des dividendes de 305% à ses actionnaires, alors qu’une large partie de la population vit dans la pauvreté.
La vie en Suisse
Du côté conservateur, le professeur Philippe Godet écrit dans la Gazette de Lausanne du 10 août 1918, à propos d’une série de scandales, que l’argent a tué l’honnête simplicité des mœurs suisses, l’argent serait une malédiction et le Veau d’Or le nouveau Dieu en Suisse. Son article est emprunt de nostalgie de la simplicité des Suisses traditionnels. Durant cette période, entre un cinquième et un quart de la population survit grâce à l’assistance publique. La soupe populaire s’organise, suite à cette situation, pour venir en aide aux nécessiteux. La pénurie et, surtout, le mécontentement semble alors largement partagé. Dans ce contexte, la ”question des étrangers” prend une ampleur jusque là jamais vue. Les étrangers deviennent un facteur de trouble social et politique, certains parce qu’ils sont ouvriers, d’autres parce qu’ils sont fortunés et échappent à la guerre. En 1917, la police fédérale des étrangers débutent sous la forme d’un petit office, qui deviendra de plus en plus important au cours du XXe siècle. Elle lutte contre la “surpopulation étrangère”, concept inventé dans les années 1910 qui vise à réduire le nombre d’étrangers en Suisse. Ceci a été rendu possible puisque la Suisse était alors dirigée par un régime de pleins pouvoirs, découlant de la guerre.
Cependant, la population fut différemment touchée par la guerre. Alors que les ouvriers semblent durement atteints, il s’agit d’une période florissante pour la paysannerie. En effet, les paysans spéculent notamment sur le prix du lait et s’enrichissent. Dans les villes, où se cristallise le mécontentement, le mouvement ouvrier suisse revoit le jour. Dans une phase ascendante et déstructurée, il a dû se réorganiser durant la deuxième moitié de la guerre. La reprise des grèves à partir de 1917 connait un succès équivalent, parfois supérieur à celui des grèves organisées dans les autres pays européens. L’ampleur des problèmes sociaux et politiques ressentis s’observent dans toute l’Helvétie, à l’instar d’Edmond Bill peignant son célèbre tableau Les Ouvriers, où l’on observe que la sympathie pour les luttes ouvrières dépasse les rangs du mouvement ouvrier organisé. Cet artiste, qui connait une carrière plutôt classique se rapprochant du milieu conservateur, (peintures folkloriques et traditionnelles) illustre bien le dégoût de la guerre, généralisé au sein de la population, et cette sympathie envers les ouvriers. L’essor des organisations ouvrières de 1900 à 1914 permet au mouvement ouvrier d’être organisé et présent dans les différentes régions de Suisse durant la guerre. Bien qu’affaibli au début cette dernière, le mouvement ouvrier reprend des forces et arrive à organiser de nombreuses manifestations, en particulier à partir de 1917. Cette même année, les révolutions russes renversent le régime tsariste, encourageant les différents mouvements sociaux en Europe en lutte contre l’arbitraire et les injustices. En mai 1917, à La Chaux-de-Fonds, le rédacteur en chef du journal La Sentinelle est mis en prison durant huit jours, pour dénonciation des mauvais traitements fait à un soldat. C’est la foule, immense, se réunissant devant la prison, qui parvient à le faire sortir.
Le comité d’Olten
Toutefois, la population n’est pas unanime quant aux idées socialistes ou communistes. L’anticommunisme en Suisse précède la révolution d’octobre en Russie, et verra une ascension lors de l’entre-deux-guerres. La ”question des étrangers” reste aussi intimement liée à ces aspects-là. Les expulsions sont de mises en cas d’agitations à l’ordre public. Cela concerne l’organisation ou la participation à des manifestations, la prise de parole, etc. Pourtant, dans ce climat, les contestations ouvrières suisses semblent être prises au sérieux par le gouvernement fédéral, qui concède de rencontrer une toute nouvelle formation politique, le Comité d’Olten.
L’émergence durant l’année 1918 de ce comité, fondé en février par des dirigeants syndicalistes et socialistes et par le principal leader de la Grève générale, Robert Grimm, secrétaire ouvrier de Berne, a un rôle décisif dans la grève générale de 1918. Pour la première fois, des structures syndicalistes et socialistes sont réunies de façon inédite donnant lieu à neuf revendications communes :
- Réélection immédiate du Conseil national sur la base de la représentation proportionnelle
- Droit de vote et d’éligibilité des femmes
- Introduction du devoir de travailler pour tous
- Introduction de la semaine de 48 heures
- Réorganisation de l’armée, dans le sens d’une armée populaire
- Garantie du ravitaillement, d’accord avec les producteurs agricoles
- Assurance vieillesse et invalidité
- Monopole d’Etat pour l’importation et l’exportation
- Amortissement de toutes les dettes d’Etat par les possédants
En avril 1918, les protestations contre l’augmentation du prix du lait ont leurs effets : le Conseil fédéral renonce à la hausse et donne des subventions à la population pour que le prix du lait n’augmente pas. Pour faire passer davantage de revendications, le Comité d’Olten brandit à plusieurs reprises la menace de la grève générale. Dans d’autres pays, des grèves générales avaient été organisées, malgré la pression des organisations patronales pourtant coordonnées au niveau national mais aussi international.
Les premières grèves débutent dans les banques zurichoises, du 30 septembre jusqu’au 1 octobre. Cette opération est d’autant plus surprenante pour le gouvernement que le syndicat des banques n’a été institué que l’année précédente et semble pourtant très organisé. Le ras-le-bol des banquiers suisses découle de la baisse constante de leurs salaires alors que les bénéfices des banques augmentent suite à l’afflux gigantesque de capitaux en Suisse. Par solidarité, l’Union ouvrière zurichoise organise une grève générale locale qui paralyse toute la ville de Zurich. Un piquet de grève s’organise chez Crédit Suisse pour empêcher les directeurs d’accéder à leurs bureaux. En Suisse alémanique, où ”l’autoritarisme germanique” se ressent davantage, les autorités perçoivent les grèves comme un désordre et souhaitent que la population ouvrière se tienne calme, pour éviter une succession de révoltes. En novembre, l’empire allemand, alors une référence culturelle et sociale pour une large partie de la bourgeoisie suisse, n’est plus. Cette situation internationale inédite met davantage en tension les autorités suisses. On apprend que l’empereur allemand doit remettre son pouvoir au conseil d’ouvriers et de soldats. L’effondrement de ce pays accroit la mobilisation des ouvriers suisses. Le samedi 9 novembre, la cavalerie intervient pour que les manifestants n’atteignent pas certains immeubles, notamment les banques. Le 10 novembre, les troupes se heurtent violement aux manifestants. Suite à ce coup de force répressif, le comité d’Olten décide d’appeler à la grève générale illimitée pour le 12 novembre.
Les événements de La Chaux-de-Fonds se différencient du reste de la Suisse. En effet, le Conseil communal, à majorité socialiste, refuse de publier l’appel à la grève générale. À l’inverse, il publie un communiqué appelant au calme. Subséquemment, deux groupes, d’un côté ceux qui souhaitent le maintien de l’ordre et de la tranquillité, représenté par l’Union helvétique et de l’autre les grévistes, vont manifester simultanément. La tension augmente. À la gare de La Chaux-de-Fonds, une locomotive tente de partir mais en est empêchée par les manifestants qui occupent les voies de chemins de fer et créent une barricade pour clore les voies de communications. Dans cette ville, pourtant, l’occupation militaire n’a pas lieu, alors que dans d’autres localités, la grève déboucha sur une occupation militaire avec d’importantes confrontations. De plus, des tensions apparurent entre différents milieux de la société. Par exemple, le 11 novembre, la Société de Belles Lettres de la ville de Neuchâtel s’adresse au Conseil d’État neuchâtelois pour protester contre la soi-disante ingérence allemande et bolchévique en Suisse, prenant dés lors position contre le mouvement gréviste, “révolutionnaire”. Les étudiants neuchâtelois restent majoritairement partisans de l’ordre et de la discipline.
La grève générale
Le 12 novembre, la grève générale commence. En tout, 250’000 grévistes manifesteront dans les localités suisses. Dans ce contexte, le Conseil fédéral décida d’occuper plusieurs villes. Les mesures de répression se soldèrent par trois ouvriers tués par l’armée à Grange et par une série de condamnations. Près de 3500 personnes furent poursuivies pour leur activité, de nombreuses arrestations préventives et 147 condamnations sont prononcées, comme pour trois dirigeants du Comité d’Olten en 1919 condamnés à six mois de prison. De plus, les conséquences politiques doivent aussi être soulignées. Plusieurs concessions politiques suivent la grève générale, en particulier l’intégration des dirigeants socialistes et syndicalistes dans les institutions publiques, notamment dans la gestion de l’économie de guerre.
Les tensions sociales deviennent alors de plus en plus vives et introduisent une série de clivage dans la société helvétique, par exemple entre ouvriers et milieux patronaux. Ce clivage se traduit dans la vie locale, où l’on voit une différenciation entre fanfares ouvrières et fanfares nationales, sociétés sportives ouvrières et sociétés sportives suisses, etc. Ce clivage durera pratiquement durant tout l’entre deux-guerres. Par ailleurs, les gardes civiques, organisés par l’armée et les milieux conservateurs vont jouer un rôle important de stabilisation. Ils sont armés, munis de munitions et même s’ils se constituent souvent dans des villages sans grévistes, affirment leur volonté de lutter. De plus, ils s’inscrivent dans un réseau national : la Fédération patriotique suisse, crée à l’initiative du Club Alpin suisse, sans oublier la superposition avec l’émergence d’un nouveau parti, celui des paysans, artisans et bourgeois (PAB), ancêtre de l’UDC. Mais encore, des dirigeants militaires commencent à s’engager en politique, comme le colonel Egger, responsable du maintien de l’ordre à Zurich qui quitte l’armée pour s’engager dans les mouvements d’extrême droite dans les années 1930. Finalement, face à ces nouvelles forces conservatrices, les forces ouvrières s’affaiblissent, car, à partir de 1919, la rivalité entre mouvance socialiste et mouvance communiste fait imploser la solidarité populaire.
En conclusion, si l’on revient sur les neuf revendications du Comité d’Olten, on constate que certaines furent accordées rapidement. Par exemple à propos du temps de travail, en 1920, quand la Suisse passe à la semaine de 48h. Les politiques choisissent donc de diminuer la journée de 11h à 8h. Cela eu pour effet que, durant la Deuxième Guerre mondiale, le Général Guisan tint à maintenir le contact avec la population de manière plus étroite que ça n’avait été le cas, pour éviter de renforcer le mécontentement et la sensation d’oubli de la part des élites. Pour que le système d’AVS soit mis en place, il faudra dès lors attendre la fin de la Deuxième guerre mondiale. En ce qui concerne le droit de vote des femmes, elles doivent attendre 1971, et même 1990 pour celles du canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures. Pour ce qui est de la neuvième revendication, l’impôt sur la fortune ne semble pas être une proposition valable à long terme pour résoudre le problème de la dette, qui n’a cessé d’augmenter depuis 1918. Cependant, il faut souligner que ces revendications, bien que modernes, ne sont pas si révolutionnaires, partant qu’en dernière analyse, aucune d’entre elles n’a visé à la destruction de l’État Suisse.
Leïla Sahal, Conférence du 22 mars 2018.
Références
- Dictionnaire historique de la Suisse:
http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F16533.php - Site du centenaire:
http://generalstreik.ch/?lang=fr - Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier:
http://aehmo.org
Bibliographie
- Charaudeau, Patrick. Le discours d’information médiatique, Paris, Nathan, 1997
- Ducrey, Pierre. Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, Lausanne, Payot, 1986
- Fayet, Jean-François. Les Révolutionnaires Russes Et Polonais Installés En Suisse Pendant La Première Guerre Mondiale, La Suisse Et La Guerre De 1914-1918: Actes Du Colloque Tenu Du 10 Au 12 Septembre 2014 Au Château De Penthes. Genève: Éditions Slatkine, 2015, pp. 387-403
- Fleury, Antoine, Danièle Tosato-Rigo (éd.). Suisse-Russie. Contacts et ruptures, 1813-1955: documents tirés des Archives du Ministère des Affaires étrangères de Russie et des Archives fédérales suisses, Berne, Paul Haupt, 1994
- Frey, Constant. La Grève Générale De 1918: Légendes Et Réalités, Genève: Ed. Générales, 1969
- Rechsteiner, Paul, Sébastien Guex. La Grève Générale De 1918: Signification Actuelle: Deux Contributions, Berne: Union Syndicale Suisse, 1999
- Vuilleumier, Marc, François Kohler. La Grève Générale De 1918 En Suisse, Genève: Grounauer, 1977
- Vuilleumier, Christophe. La Suisse Face à L’espionnage: 1914-1918, Genève: Slatkine, 2015
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