Table ronde : cinquantenaire de Mai 68

Table ronde : cinquantenaire de Mai 68

Pour commémorer comme il se devait les évènements de Mai 68, COSPOL s’est donné pour mission de réunir plusieurs chercheurs s’y rattachant de par leurs travaux. Tout d’abord Jean Batou, historien, professeur honoraire à l’Université de Lausanne (UNIL), auteur de Nos années 68 dans le cerveau du monstre paru aux éditions de l’Aire, présentera Mai 68 en Suisse à partir d’une approche historique ; nous poursuivrons avec Philippe Gottraux, sociologue, maître d’enseignement et de recherche (UNIL), travaillant avec Cécile Péchu et Nuno Perreira sur les militants gauchistes[1] en Suisse (Genève et Zurich), qui prolongera l’analyse du mouvement à travers le cas de Genève ; ensuite Cyril Cordoba, doctorant FNS en Histoire contemporaine à l’Université de Fribourg (UNIFR), dont la thèse porte sur les échanges transnationaux entre la République Populaire de Chine et la Suisse entre 1949 et 1989, présentera le mouvement maoïste en Suisse à travers le prisme des années 68 ; et finalement Olivier Fillieule, sociologue du politique, professeur ordinaire (UNIL), codirecteur de Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 68 en France publié chez Actes-Sud (Avec S. Béroud, C. Masclet, I. Sommier, Collectif Sombrero), traitera des années 68 en France.

 

Jean Batou

Pour Jean Batou, les années 68 en Suisse se caractérisent par quatre (cinq) particularités : l’importance de l’armée ; l’intensité du patriarcat ; l’immigration et la question ouvrière (mise en lien pour correspondre aux limites de temps) ; et la convergence des mouvements de 68 sur la démocratie « insurgeante »[2] (Abensour). Il énumèrera brièvement, dans cet ordre, ces spécificités.

En premier lieu, il cite le poète suisse Jean Villard-Gilles, écrivant en 45 « On est inquiet »[3]. Mais qui était inquiet ? Comme le laisse entendre la chanson, plutôt la classe aisée, celle qui savait à quoi s’en tenir lors de la guerre. Mais, après la guerre :

« Y’a plus d’Hitler, plus de Mussolini,

 qu’est qui va arriver après ? {…}

Tout est à craindre,

on sent une angoisse vous étreindre. {…}

On sait que Moscou qui nous guette,

j’ai dû lire ça dans la gazette,

pour lutter contre l’esprit de Vichy,

veut annexer le port d’Ouchy ».

En fait, cette chanson reflète bien la mentalité d’après-guerre. La libération se révèle être une période d’inquiétude pour l’élite suisse, en proie à de potentiels soulèvements, qu’explicite symptomalement le maintien d’une mobilisation militaire en vue de calmer ces “troubles“ anticipés. D’ailleurs, le Conseil fédéral garde les pouvoirs spéciaux acquis pendant la guerre jusqu’en 1952, et n’hésite pas à mettre en place des lois liberticides — considérées comme exceptionnelles — par exemple sur la liberté de la presse. Qui plus est autour d’un large consensus politique, car tous, des socialistes à l’extrême droite, se méfient de l’émergence d’une contestation communiste. Prime alors « la défense spirituelle » : l’armée ne suffit plus à assurer la cohésion populaire, tant et si bien qu’il faudra défendre « les valeurs dans toutes les familles, dans tous les villages, dans tous les clochers ». En 1947, la Suisse met en place une agence d’information pour diffuser la “suisseté“, la pensée suisse : cette dernière s’oppose aux antimilitaristes ou aux féministes émergent-e-s, les accusant d’être sous influence communiste. Un livre du soldat de 1959 relate bien cet esprit :

« Nulle part comme chez nous, vie civile et vie militaire ne sont pareillement mêlées dans le traintrain quotidien. L’enfant regarde avec intérêt le sac et le fusil de papa suspendu au galetas. À l’occasion de chaque fête, l’armée est présente, dans les cortèges, dans les églises, dans les temples. Sur les places publiques, les citoyens soldats s’exercent au tir en civil. C’est grâce à cette préparation militaire constante qui tient en haleine tous les citoyens que notre milice peut remplir la tâche d’une armée de métier. Comment ne pas souligner les heureux effets de l’éducation militaire sur le peuple tout entier ? »

Ce conservatisme étouffant, défendu de la gauche socialiste à l’extrême droite, produira en grande partie le ressentiment de la “génération 68“. Le cas des femmes permet d’en rapporter assez finement l’évolution. En 1959, deux tiers des votants masculins s’opposent au suffrage féminin, qu’ils accepteront en 1971. Josef Lang, de la ligue marxiste révolutionnaire, disait d’ailleurs que « les hommes suisses ont commencé à voter pour le suffrage féminin à partir du moment où ils ont commencé à se laisser pousser les cheveux ». Cette boutade souligne le rôle d’auto-renforcement entre le patriarcat et l’armée. Se laisser pousser les cheveux marquait une opposition au monde militaire, qui était lui-même lié à la possibilité de voter. L’enchâssement d’idée entre le citoyen-soldat — pour voter en conscience, il faudrait être prêt à prendre les armes — et le soldat masculin — pour prendre les armes, il vaudrait mieux être un homme — découle “naturellement“ sur une exclusion des femmes du monde politique. Cet encadrement culturel, social et politique quasiment autoritaire de l’idéologie du citoyen-soldat sur la population fut donc à la fois un atout pour la cohésion nationale, mais aussi, en particulier dans les années 60, l’objet d’une opposition de toute une partie de la population, dont de plus en plus de femmes.

En troisième lieu, l’initiative populaire contre la surpopulation étrangère, dite Schwarzenbach, lancée en mai 68, votée et rejetée en 1970, fut une énorme mobilisation anti-immigration. Pour les militants de 68, le rejet de cette xénophobie fut une motivation centrale. De plus, la population immigrée se composait majoritairement d’italiens, et in extenso de membres du parti communiste italien, l’un des plus influents d’Europe. Les Espagnols aussi migraient de plus en plus, notamment des travailleurs de gauche radicale, fidèles héritiers des luttes antifascistes et progressistes. Alors que les syndicats suisses restaient des défenseurs de « la paix du travail » en s’opposant aux grèves, ces immigrés se mettent spontanément en grève . Ils organisent des comités de grève, avec le soutien des organisations de 68. Contrairement à une idée répandue, disant que 68 en Suisse fut une révolte de bourgeois, Batou souligne qu’il y eut une véritable fraternité entre travailleurs immigrés et jeunes suisses.

Pour conclure, ce rejet de l’armée, du patriarcat et de la xénophobie, ainsi que le rôle des immigrés dans les luttes ouvrières, vont donner un puissant élan vers ce que Batou nomme une « démocratie insurgeante », d’occupation du terrain, de manière spontanée et collective. L’exemple le plus marquant de ce genre de phénomènes fut l’occupation du chantier de la future sixième centrale nucléaire suisse de Kaiseraugst en 1975, qui réunit des dizaines de milliers de personnes sur onze semaines, réussissant à arrêter le programme nucléaire helvétique,et par extension à annuler la construction cette dernière. Dès lors, pour Batou ce Mai 68 helvétique s’oppose aux 68 de nos pays voisins (Italie et France), basés sur une lutte “contre” les oppressions, pour s’axé sur la question de la démocratie, avec la volonté de la radicaliser, au sens premier du terme, c.-à-d. avec un retour aux racines : la population dans son ensemble.

 

Philippe Gottraux

C’est en particulier à travers le cas genevois que Philippe Gottraux traitera de Mai 68. Il précise trois éléments avant de commencer : premièrement, quand il parle de « 68 », il s’appuie sur la périodisation courante en historiographie, c.-à-d. jusqu’à la fin des années 70 — comprenant les « possibles » que le mouvement a dégagés — ; deuxièmement, ce mouvement reste largement transnational, et trouve historiquement et géographiquement ces inspirations de manière diffuse dans la société ; et dernièrement, 68 ne se réduit pas à une humeur contestatrice de la jeunesse étudiante. Dès lors, il faut comprendre le Mai 68 genevois comme une « appropriation locale et contextualisée d’une humeur contestataire transnationale ». Pour bien expliciter ces ambigüités que laisse planer le sens commun, il commence par mettre en parallèle la première mobilisation lors du mois de mais 68, où 300 personnes manifestent en soutien aux étudiants français, avec le jour d’après, où une seconde mobilisation antimilitariste, ancrée dans le contexte local, dépasse de loin en intensité la première.

Quelques éléments sur ce 68 en Suisse : tout d’abord, cette appropriation contribue à reconfigurer les mouvements de dissensus face à l’ordre social, à percuter la gauche en place adepte de la paix sociale, et surtout à amplifier la variété des acteurs, des lieux et des répertoires d’actions politiques. Cet esprit de l’époque consiste en quelque sorte à une « ouverture aux possibles ». L’idée de décloisonnement des luttes sociales prend de l’ampleur, comme le montre par exemple une affiche sur laquelle sont représentés à la fois comme ennemi les banques, l’état, les propriétaires, mais aussi comme but commun la politique migratoire, l’écologie et la redistribution sociale. Le discours officiel des divers mouvements de 68 se veut donc décloisonnant — ce qui ne dit rien sur l’effectivité politique de ce décloisonnement. On assiste également à de fortes variations des répertoires d’action, comme la remise en question de la médiation classique des élections — in extenso la rupture avec le parti du travail qui jouait le jeu démocratique — ou encore de nouveaux modes d’action s’ajoutant aux grèves et manifestations comme des occupations et la création de lieux alternatifs. D’ailleurs, au sein même des manifestations, les militants sont prêts à faire monter la tension, notamment en produisant des dégâts matériels contre des symboles du capitalisme, mais aussi face à la police jugée comme le bras armé de l’État. Qui plus est, quand on interroge ces acteurs aujourd’hui, ils l’assument encore très facilement et ajoutent que ce mode d’action n’est pas totalement dépassé.

Cette humeur contestataire impacte des espaces sociaux très divers, notamment les organisations politiques, les partis marxistes-léninistes concurrençant sur sa gauche le Parti du travail, mais aussi avec l’apparition des chrétiens de gauche, qui inventèrent l’occupation d’église, par exemple pour marquer leur opposition à l’initiative xénophobe Schwarzenbach. L’école aussi est impactée, avec l’apparition de tribunaux populaires à l’université pour mettre en procès les responsables administratifs et la direction. Ces discours agités produiront une forte réaction répressive. Également, le monde de la culture voit apparaitre des innovations sociales importantes, par exemple la maison des jeunes et de la culture de Saint-Gervais qui, après 68, accueille des troupes de théâtre alternatives et critiques, avant d’être occupée en 71 par des jeunes souhaitant en faire un lieu autogéré. Malgré leur évacuation en trois jours, cette revendication de gestion collective fit infléchir la politique de la direction, devenant plus tolérante, notamment en accueillant des associations d’immigrés, des militants politiques, etc. Ce métissage social entre des gens d’univers différents permit à bien des égards une transformation du rapport à l’intégration. On assiste également à la naissance du MLF (mouvement de libération des femmes), composé de féministes de la deuxième vague, pratiquant entre autres des actions d’occupation[4].

Et pour finir, Gottraux souligne l’importance de la question ouvrière : malgré le corsetage syndical et politique en faveur de la « paix du travail », des grèves sauvages font irruption dans le paysage genevois. Une des plus grosses grèves se déroule par exemple dans le domaine de la métallurgie, organisée en grande partie par militants PCE et PCI (parti communiste espagnol et italien) issus de l’immigration, soutenue par les gauchistes qui distribuaient les tracts en extérieur pour faire la jonction avec la population, et ainsi éviter aux militants étrangers de se faire expulser. Une seconde grève montre bien les innovations sociales apparaissant : celle des hôpitaux, qui débrayent sous l’impulsion des luttes de 68, et dont les acteurs tractaient hors du milieu hospitalier pour sensibiliser la population. Autre grève, passée sous silence, mais pourtant centrale : la grève chez Sarcem, qui dura 4 mois, et dont toutes les revendications furent acceptées, fait notable pour la Suisse. Dernière grève à souligner, ayant duré trois jours, celle de la typographie en 77, en opposition au syndicat national, qui visait à obtenir de meilleures conditions de travail, avec comme résultat l’obtention des 40h, d’une cinquième semaine de vacances, et tout cela dans une convention collective de travail, alors même que la mobilisation fut très courte. Il faut retenir que les années 68 ont vu les syndicats suisses se modifier radicalement dans leurs fonctionnements : à la marge, les nouveaux militants d’extrême gauches (gauchistes), et les militants étrangers poussèrent les luttes sociales, obligeant les syndicats à s’adapter à ces forces. Dès lors, 68 en Suisse contribua largement à bouger les lignes politiques, et impacte aujourd’hui encore les luttes sociales, à travers la transmission des expériences et de la mémoire collective.

 

Cyril Cordoba

Ici, la présentation se subdivise en trois parties. En premier lieu, Cyril Cordoba resituera brièvement ce qu’est le maoïsme, pour ensuite survoler les évènements de Mai 68 en Suisse à travers ce prisme politique, avant de conclure en présentant l’iconographie en lien avec ce mouvement.

Tout d’abord, il rappelle qu’historiquement le qualificatif maoïste fut plutôt plaqué de l’extérieur sur certains courants plutôt que décidés de manière autonome par ses soi-disant représentants, d’où sa préférence personnelle pour le terme prochinois. Les “maoïstes“ tendaient plus à se considérer comme « marxistes-léninistes enrichis de pensée Mao Tsé-Toung ». Cette version prochinoise du marxisme prend sa source dans la rupture sino-soviétique du début des années 60, consommée en 63-64. La Chine représentait alors à la fois une alternative politique à l’URSS et l’exemple d’un pays non blanc ayant supposément réussi. De plus, la révolution culturelle, entre 66 et 68, résonne favorablement dans une certaine population occidentale (et plus), et se présente comme un mouvement de jeunesse contre les apparatchiks et bureaucrates du PCC, une véritable révolution dans la révolution. Les sympathies des mouvements de gauche radicale pour la Chine prenaient en particulier leur source dans la tradition libertaire, alors même qu’en dernière analyse Mao représentait justement l’inverse de cette idéale autonomiste, comme le montre le culte de la personnalité autour de sa personne et sa non-remise en question politique. De plus, la guerre du Vietnam concentre une partie des sympathies pour les pays asiatiques. Donc, Cordoba souligne que le maoïsme — sous sa forme occidentale — ne nait pas stricto sensu dans les années 68, mais y prendra une dimension nouvelle.

Lors de ces années, plusieurs occupations d’écoles ou d’universités, mais aussi d’anciens magasins comme le Globus de Zurich transformés en centre autonome, ont lieu. Ce fut notamment des maoïstes qui investir et occupèrent ces lieux, tout en gagnant en retour une certaine aura. La particularité de ces mouvements réside dans leur volonté de spontanéité, et leur désamour pour la coordination, régionale ou nationale. Ils privilégient l’action à l’organisation, jugée hiérarchique, et par conséquent aliénante. Cela leur valut un surnom, les « mao-spontex ». La multitude de groupuscules maoïstes ayant émergé lors des années 60, qui finirent par se ranger dans un marxisme-léninisme orthodoxe lors des années 70, mais étaient des spontanéistes, toujours volontaire pour l’action, forgeant le-a militant-e. La mobilisation avant tout. En général, ces derniers restaient proches des mouvements étudiants, à la fois en leur sein et les côtoyant, toujours axé sur un fervent anti-autoritarisme.

Cependant, Pékin ne reconnaissait pas ces groupes, et préférait traiter avec le Centre Lénine, devenu le Parti communiste suisse/marxiste-léniniste en 1972. L’intérêt de cette dernière association réside par sa centralité dans la coordination des associations d’amitié avec la Chine — dites « association connaissance de la Chine » — visant à la fois à informer sur la situation du pays, malgré la situation politique complexe, et à rendre sympathique le pays[5]. Cet un instrument central du soft power chinois (conférence, restaurant, facilite les voyages en Chine). Il faut souligner encore deux-trois éléments : d’abord certains maoïstes avaient tendance à soutenir le nucléaire et l’armée obligatoire (mais populaire), au sens que ces deux piliers permettaient l’industrialisation, la tenue en respect des autres puissances et l’unification nationale. Cela en fait un mouvement potentiellement opposé à certaines mobilisations, en particulier celles émanant des communistes prosoviétiques. De plus, l’ambassade chinoise en Suisse fut une des seules d’Europe, donc un lieu important, et sous surveillance, qui servait à la fois à la diffusion de la propagande de Pékin à travers des évènements emprunts d’un certain romantisme révolutionnaire, mais aussi à simplement manger.

De nos jours, l’iconographie maoïste constituerait presque une catégorie artistique à part. Par exemple avec ce que des journalistes français ont appelé la “maoïte“, autrement dit toute une déclinaison culturelle de dérivé de Mao. On pense notamment à Jack Lang en col Mao, col que l’on voyait aussi, dans un registre plus ludique et adapté à l’esprit du magazine, en première page de Lui. La musique ne fit pas exception, avec notamment une chanson satirique de Nino Ferrer, intitulée Mao et Moa, et une plus sérieuse de Claude Channes, Mao-Mao.

                          

Sur le plan artistique, on en présente plus la sérigraphie de 1973 sur Mao, d’ailleurs commandée par la Suisse à Andy Warhol, qui devint un objet de consommation de masse, ou encore l’image de Rony Liechtenstein.

                             

Au niveau littéraire, « le petit livre rouge » fut un véritable succès d’édition, ayant un statut d’icône pop à partir de 68, et distribué à plus d’un milliard d’exemplaires, ainsi que traduit en cinquante langues. Dernier exemple, sur le plan plus cinématographique, avec une volonté humoristique, emplie cependant d’un certain racisme, La dialectique peut-elle casser des briques?, film de René Viénet, un situationniste tournant en dérision les marxistes-léninistes prochinois en apposant sur des images de films de Kung-Fu des sous-titres à consonances maoïstes. Autre film, même vision satirique, Les Chinois à Paris de Jean Yan, où l’armée chinoise souhaite envahir la France pour y imposer une économie planifiée, qu’ils devront finalement quitter ne résistant pas à la décadence française.

 

Olivier Fillieule

Pour la dernière intervention, Olivier Fillieule présenta la recherche collective à laquelle il participa — en tant que codirecteur —, traitant des années 68 en France. La motivation principale de cette dernière se base sur deux constats : d’abord, comme Boileau le définissait pour le théâtre classique, Mai 68 reste trop souvent commémoré comme une unité de lieu — Paris, la province ne représente qu’une extension, un décor pour les déplacements des Parisiens militants —, une unité de temps – mai-juin 68 stricto sensu – et une unité d’action – le monôme étudiant, débouchant sur l’évacuation de la violence et de la question ouvrière. Pour résumer, le sens commun se base sur un récit de « mai-juin 68 {… où} tout est parisien, tout est bourgeois, tout est étudiant ». À ce sens commun s’ajoute deux thèses importantes, mais fausses, qu’il s’agira de déconstruire : la thèse sur l’interprétation de la crise, circulant dès juin 68, qui en rend compte avec le modèle des ciseaux, c.-à-d. que la saturation populaire de l’université découlerait sur la dévaluation des diplômes (thèse notamment défendue par Bourdieu ou Boudon) ; ensuite, la thèse “clearasil“ [6]prétendant que les gens engagés lors de Mai 68 restaient en dernière analyse de « jeunes » rêveurs en crise d’adolescence, s’étant par la suite rangés pour faire une belle carrière — généralisation de la figure du renégat qui se range à la Cohn-Bendit, tenant « le haut du pavé sans en avoir jamais jetés ». Cette seconde thèse contribue à la construction d’un récit délégitimant, qui moque la mobilisation : pourquoi se mobiliser si, au final, je me rangerai du côté du système ?

À partir de ces constats, ce travail collectif cherchait à montrer, sur la base de données statistiques représentatives, ce que ces ex-soixante-huitards faisaient réellement à l’époque, ainsi que leur parcours biographique postérieur. Méthodologiquement, il consistait donc à : prendre à la fois dans l’analyse les mouvements gauchistes, les féministes (émergeant en 1970) et les ouvriers/syndicalistes ; ne pas travailler sur Paris, et se focaliser sur Lille, Nantes, Marseille, Lyon et Rennes, et y reconstruire les milieux militants ; écarter les leaders, garder les gens ordinaires — hypothèse selon laquelle la vie de ces derniers ne correspond pas à celle des Cohn-Bendit ou Michel Field. Un élément important qu’à dégager cette enquête fut la constitution d’une base d’à peu près 3600 noms de militants de l’époque, dont 10% furent interrogés sous la forme d’un récit de vie, pour finir par leur faire remplir des « calendriers de vie », autrement dit une fiche standardisée contenant les étapes, militantes, conjugales, de travail, de parcours résidentiels, politiques, etc. que l’on peut rencontrer dans son parcours biographique. En découle une biographie collective, considérée comme significative de ces « militants ordinaires ».

Premier résultat : il n’y a pas de génération 68. Bon nombre de militants se trouvaient déjà dans la fleur de l’âge. Certains commencent à militer en 68, mais la plupart débutent leur carrière militante en s’opposant à la guerre du Vietnam ou dans les luttes syndicales antécédentes, voire émergent après 68, en particulier comme certaines militantes féministes de la deuxième vague. Dès lors, il faut plutôt parler d’un « effet de période », et non d’une génération, c.-à-d. que tous ont été marqués cette dynamique de déstabilisation, mais qu’en dernière analyse cette dernière ne suffit pas à englober les acteurs sous une catégorie générationnelle. L’autre résultat important, à propos du parcours biographique des militants — que sont-ils devenus ? —, montre que : (1) sur le plan conjugal ces derniers ont eu une vie plus mouvementée que les autres, par exemple moins de mariages, moins d’enfants, plus de divorces ; (2) sur le plan professionnel, au contraire de la vulgate de la mobilité ascendante, l’étude observe des déclassements volontaires pour se donner le temps de militer, et se rapprocher de la “population“ [7]; (3) la mobilité descendante, souvent volontaire, est très importante. Il finit sur une note d’humour (noire) en précisant que subir un déclassement dans les années 70 restait un acte infiniment plus courageux qu’actuellement, puisqu’aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, on le subira.

Etienne Furrer

 

[1] Entendre : gauche alternative.

[2] Dont on essaie d’être les acteurs, volonté de participation contre la représentation.

[3] Interprété en musique ici https://youtu.be/sEpJ6EtzgSI. À noter que cette chanson de Jean Villard-Gilles se veut satirique.

[4] Un livre assez complet tente de retracer la variété de ces nouveaux espaces de lutte et organisations émergeantes : Gros, Dominique, Dissidents du quotidien : la scène alternative genevoise, 1968-1987, Genève, Éditions d’en bas, 1987.

[5] Entendre : informations biaisées.

[6] Se réfère à un produit pour traiter l’acné.

[7] Il précise cependant qu’après 1975 on assiste à une faible phase de rattrapage – autrement dit ceux s’étant déclassé voudraient se reclasser –, suite au semi constat d’échec, puis une phase plus forte de rattrapage dans les années 90, ayant come origine l’inquiétude envers la retraite. Mais, encore une fois, cette volonté de grader n’exclue en rien une tentative de reclassement en accord avec les convictions politiques, autrement dit un militantisme à travers la profession, comme professeur d’université ou inspecteur du travail.

À propos de Etienne Furrer

Responsable du département Publications et Médias (année académique 2017-2018). Co-président (2018-2019).

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