Réflexions autour du concept d’intersectionnalité

Souvent présenté, peut-être à tort, comme letexte fondateur du concept d’intersectionnalité, aux côtés de celui de Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Empowerment and Consciousness[1]l’ouvrage de Kimberle Williams Crenshaw n’en est pas moins innovant. Si elle ne l’invente pas complètement comme nous le verrons ci-après, elle développe cependant le concept dans Demarginalizing the Intersection of Race and Sex. A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politicsde 1989. Juriste de formation, professeure universitaire, militante féministe afro-américaine pour les droits civils, l’autrice se trouve confrontée à un vide juridique concernant les décisions de justice rendues aux Afro-américaines et s’inscrit dans la mouvance du Black feminism[2].

Véritable critique des théories féministes et mouvements antiracistes existants, elle utilise l’analogie du trafic routier (une intersection) pour rendre compte des discriminations particulières que vivent les femmes Afro-américaines, se trouvant au carrefour, entres autres, entre les discriminations de race et de genre. En effet, durant les années 1980, les théories féministes sont divisées et n’englobent pas suffisamment les problèmes spécifiques rencontrés par les différentes minorités[3]. Certaines théories, comme le standpoint feminism, développées tout au long des années 1970-80, pensent que les rapports de genre doivent primer sur les rapports de classe et de race[4], tandis qu’à cette même période, le multicultural feminismadditionne plutôt les rapports de race, de genre, de classe, etc. Bien que cette théorie pouvait déjà apporter quelques réponses aux lacunes des mouvements féministes de la Deuxième vague, pour Crenshaw, il ne s’agit pas d’une somme de discriminations qui s’additionnent (discrimination de genre + discrimination de race + discrimination de classe, etc.) mais bien qui s’entremêlent les unes aux autres. Quant aux luttes antiracistes américaines, l’autrice n’est pas la première à dénoncer les tensions qui animent les Afro-américaines lorsqu’elles doivent ”choisir leur camp” entre luttes féministes et luttes antiracistes, les unes et les autres semblant se contredire par moment (dans la priorité mise en avant dans les luttes) et s’exclure (il peut y avoir du sexisme au sein des mouvements antiracistes, il peut y avoir du racisme au sein des mouvements féministes)[5]

Comme l’explique bien Hilème Kombila, juriste à la Cour d’appel de Paris, le texte de Crenshaw est une « critique d’une traduction juridique unidimensionnelle des rapports sociaux »[6]. Dans une première partie, l’autrice se sert de trois cas juridiques pour étayer ses propos. Dans les trois exemples, les femmes noires qui ont perdu leur procès se trouvent à l’intersection de discriminations qui les distinguent d’autres catégories de personnes, comme les hommes Afro-américains et les femmes blanches qui vivent respectivement des discriminations racistes et sexistes. Leurs expériences particulières ne se traduisent pas dans la juridiction américaine et ont pour résultat qu’elles perdent leurs cas en justice, puisque les discriminations propres auxquelles elles sont victimes ne sont pas reconnues. Or, les discriminations auxquelles elles font face se juxtaposent, ce qui fait que, selon Crenshaw, c’est donc le cadrage du problème qu’il faut remodeler afin de laisser transparaitre ces cas singuliers[7]. En effet, les trois cas juridiques présentés démontrent que ce n’est pas en tant que femmesou en tant que personnes noiresqu’elles sont discriminées, mais bien en tant que femmes noires. Pourtant, l’impossibilité pour chaque Cour de justice américaine de reconnaître ce statut précis invalident ainsi leurs accusations (l’exemple de DeGraffenreid v General Motors). Cette critique d’une traduction juridique unidimensionnelle tente de démontrer que les discriminations peuvent être comme des carrefours où s’entrecroisent différentes oppressions dues à la race, au sexe, à la classe, à la sexualité, à l’appartenance religieuse, etc. Ironiquement également, certains cas de justice montrent que les femmes Afro-américaines ne peuvent légitimement représenter leur raceou leur sexedans son ensemble puisque ces catégories sont pensées pour et par les personnes dominantes de chacune d’entre elles, les hommes Afro-américains pour représenter leur raceau même titre que les femmes blanches pour le sexe(les exemples de Moore v Hughes Helicopters, Inc.et Payne v Travenol). 

Pour Crenshaw, la nécessité d’utiliser ce concept permet de trouver enfin un prisme qui rend compte pour tou·te·s de ces expériences particulières et permet à chacun·e de l’utiliser. Sans l’intersectionnalité, il n’existe pas d’outil pour mettre en lumière ces expériences, lutter et mettre en œuvre des politiques et des normes de droit les prenant en compte. Pour montrer la différence de traitement que vivent les femmes Afro-américaines, l’autrice étaye cet argument en montrant les cas de femmes Afro-américaines violées et leur traitement juridique. Celles-ci ne sont pas protégées par la loi comme le seraient des femmes blanches. Elle reprend également le cliché sexiste qui veut que les femmes soient des êtres fragiles et vulnérables ne pouvant travailler, qu’elle déconstruit en montrant que, dans la réalité, les Afro-américaines ont un rapport au travail souvent très différent des femmes blanches, se rapprochant davantage à celui des hommes (dureté du travail, travail à l’extérieur, etc.). 

Toutefois, si Crenshaw rend davantage visible ce concept et l’explique brillamment, sa notoriété a eu premièrement pour effet de passer sous silence d’autres autrices qui ont également théorisé et explicité ce concept. C’est ce que rappelle Ange-Marie Hancock dans son ouvrage Intersectionality. An Intellectual History[8]. Cette professeure de science politique et d’études genre à la USC explique qu’il y a eu un engouement autour de Crenshaw et Hill Collins. Elle dénonce cet effet qui, ironiquement, invisibilise toutes les autres alors même que le concept d’intersectionnalité tend à visibiliser les plus marginalisé·e·s. Afin de contrer cet effet, Hancock développe dans son premier chapitre le concept de intellectual stewardship, expliquant qu’aucune théoricienne ne peut être détentrice et fondatrice du concept d’intersectionnalité à elle seule mais peut se porter garante de l’héritage intellectuel du concept et de ces théories. 

Bien que le problème rencontré par les Afro-américaines dans le texte de Crenshaw fait écho à des situations et des vécus d’autres populations dans le monde et à travers le temps (par exemple, les femmes musulmanes en France, comme nous le verrons plus bas) il est important de continuer avec deux exemples américains récents pour montrer que depuis les années 1980, les discriminations particulières à l’encontre de cette catégorie de personnes subsistent. Les deux exemples concernent le traitement médiatique de femmes Afro-américaines. Premièrement, il s’agit de revenir sur la défaite de Serena Williams face à Naomi Osaka lors de l’US Open de septembre 2018 et sa réaction à la fin du match, suite aux sanctions qu’elle a subies de l’arbitre (justifiées ou non). Suite à cet événement, la presse, dans un tel déferlement de haine raciale etsexiste, est allée jusqu’à la dépeindre en gorille folle furieuse[9]. Les railleries visant la joueuse de tennis n’auraient pas été les mêmes si elle n’avait pas été une femmenoire. Ces homologues masculins sont tout simplement excusés par la presse lorsqu’ils s’emportent lors ou après un match, tandis que les joueuses de tennis blanches ne reçoivent pas le même traitement, que ce soit pour ce genre de situation ou pour leur tenue vestimentaire lors des matchs[10]. Le deuxième exemple est plutôt un non-traitement médiatique concernant les victimes de violences policières aux États-Unis quand celles-ci sont des femmes noires. C’est ce que dénonce le mouvement #sayhername né dans les années 2010 après qu’une vague de meurtres aient eu lieu dans l’indifférence médiatique la plus totale. Le mouvement tente de rendre compte de cette différence radicale de réception au sein de la population et des médias quand la victime est une femme noire. Ici encore, il ne s’agit pas d’un traitement spécifique dû à la race de ces personnes ou dû uniquement à leur sexe. C’est bien parce qu’il est question de femmes noires, qui fait que celles-ci tombent dans l’oubli complet, même lorsqu’il s’agit d’une femme de +90 ans ou d’une fillette de 7 ans[11]

Finalement, les mouvements féministes sont traversés de si nombreuses catégories de femmes qu’ils semblent ne pouvoir s’accorder entre eux et prétendre représenter l’ensemble de la population féminine du globe. En effet, plusieurs rapports de pouvoir (qui renvoient à l’appartenance religieuse ou à la sexualité par exemple) sont encore aujourd’hui traités différemment dans les luttes féministes. Certaines n’englobent pas les femmes trans dans leurs catégories et les considèrent comme des hommes, quand d’autres ont un rapport condescendant envers les femmes musulmanes et ne conçoivent pas qu’il soit possible d’être féministe et suivre l’Islam[12]. A l’instar d’une campagne féministe qui se veut rassemblatrice et fédératrice de l’antenne des Bouches-du-Rhône du Planning familial, celle-ci peut louper son objectif et reproduire des stéréotypes islamophobes et sexistes[13]. C’est pourquoi, pour répondre à cette hétérogénéité qu’a connu le concept dans les différents courants féministes et les différentes utilisations qui en ont été faites, certaines autrices comme l’ont fait Patricia Hill Collins et Sirma Bilge dans leur ouvrage Intersectionality, reprennent les diverses définitions qu’a connu le concept, et soutiennent que ce n’est pas ce qu’estl’intersectionnalité pour les théories féministes mais plutôt ce qu’il fait pour les luttes politiques qui doit avant tout primer[14]

En conclusion, le concept d’intersectionnalité a permis aux mouvements militants, à la juridiction de différents pays ainsi qu’aux personnes concernées de dénoncer des injustices spécifiques qui n’étaient jusque-là que très peu reconnues. Si celui-ci a été repris de diverses manières depuis et ne fait pas l’unanimité parmi les théories féministes, il reste néanmoins un outil avec lequel toute personne se trouvant à l’intersection d’oppressions peut se reconnaître. Pourtant, il ne saurait supprimer des pratiques multi-discriminatoires par sa simple existence. Il n’élimine pas non plus les situations où des personnes peuvent ressentir des contradictions venant de différents groupes auxquelles elles appartiennent, comme ce fut le cas lors de l’affaire Tarik Ramadan lorsque certaines femmes musulmanes, en défendant les victimes, furent accusées de renier leur camp et de promouvoir l’islamophobie et la haine envers leurs homologues masculins. 

Leïla Sahal


[1]HILL COLLINS, Patricia, Black Feminist Thought: Knowledge, Empowerment and Consciousness, New-York, Routledge (1990)

[2]Aux Etats-Unis, leBlack Feminisma vu de l’ampleur dans le contexte des luttes pour les droits civils. Il peut s’expliquer de manière précise et très brève par cette expression :“All the Women are White, All the Blacks Are Men, But some of us are Brave”, tirée du célèbre titre de l’ouvrage All the Women Are White, All the Blacks Are Men, But Some of Us Are Brave: Black Women’s Studies (1983) de Gloria T. Hull, Patricia Bell Scott et Barbara Smith.

[3]Par exemple,les problématiques apportées par les Afro-américaines dans les mouvements féministes étaient souvent reléguées au second plan de l’agenda féministe, n’étant pas considérées comme primordiales.Par ailleurs,cela ne signifie pas que les théories et les mouvements féministes ne sont plus divisés à présent, comme nous le verrons dans ce commentaire de texte. 

[4]De ce fait, les luttes féministes doivent s’articuler avant tout autour des problèmes de genre, ne mettant pas sur le même pied d’égalité les autres oppressions et les mettant un peu plus de côté. 

HARTSOCK, Nancy, “The Feminist Standpoint: Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism”, in TIETJENS MEYERS Diana (dir.), Feminist Social Thought: A Reader, New-York, Routledge (1983) : pp. 461-483

[5]En 1981 par exemple, l’activiste et historienne Angela Davis a écrit Women, Race & Classquestionnant dans cet ouvrage les rapports entre les luttes féministes et les luttes d’émancipation des Afro-américain·e·s. DAVIS, Angela, Women, Race & Class, New York, Random House (1981)

[6]KOMBILA, Hilème, propos recueillis lors du colloque Agir pour l’égalité, session 8 :L’approche «intersectionnelle» de la discrimination, exemple d’une égalité contextualisée, organisé par l’Université Paris-Diderot, Paris, 27-28 juin 2016

[7]CRENSHAW, Kimberle W., The urgency of intersectionality, TEDTalks, Dec. 7, 2016 

[8]HANCOCK, Ange-Marie, Intersectionality. An Intellectual History,Oxford, Oxford University Press (2016)

[9]La caricature du dessinateur Mark Knight, publiée dans le journal australien Herald Sun du 10 septembre 2018 n’est pas sans rappeler les caricatures racistes du temps des lois Jim Crow. Toutefois, son dessin ajoute à sa touche raciste une dimension tout à fait intersectionnelle à laquelle Serena Williams est confrontée : il caricature également son adversaire, Naomi Osaka japonaise et haïtienne, méconnaissable, aux traits blancs associant cette blancheur à la féminité, muette, discrète et effaçant tout trait racisé qui pourraient résonner avec ceux de la bestiale Serena Williams. Cette bestialité est caractéristique aux caricatures que l’ont fait spécifiquement des femmes noires: agressives, hystériques, elles font du bruit et s’emportent vite. Il ne peut donc y avoir deux femmes de couleur sur ce dessin, puisque l’auteur veut montrer que l’une représente la féminité blanche, douce, consensuelle, silencieuse et l’autre représente l’animosité propre à la femme noire.

[10]Les polémiques et les sanctions qu’ont suscité les tenues de Serena Williams ne sont pas seulement sexistes, puisque, dans l’Histoire du tennis, des joueuses blanches ont porté différentes tenues, parfois très éloignées de la classique jupe à pli. Ce qui fâche ses détracteurs, c’est le fait de ”montrer” (tout est relatif) un corps de femme noire, de l’exposer différemment que cela ne serait le cas dans les tenues plus classiques, qu’il soit largement médiatisé et que ce corps ose se déplacer dans l’espace public librement.

[11]A l’initiation des mères qui ont perdu leurs filles, le mouvement #sayhernameperdure aujourd’hui. Plus d’informations sont disponibles sur le site Internet du African American Policy Forum(consulté le 3 octobre 2018). Lien URL : http://www.aapf.org/sayhername/

[12]Le terme anglais twerftente de rendre compte de cette différenciation imposée par certaines féministes n’acceptant pas les femmes transdans les luttes.TWERFpour Trans women-exclusionary radical feminist. Source : Urban Dictionary, consulté le 3 octobre 2018. Lien URL : https://www.urbandictionary.com/define.php?term=twerf

En ce qui concerne les féministes musulmanes, on peut citer l’exemple du collectif français lallabqui est constamment sous le feu des critiques depuis sa création. Pour en connaître davantage, la tribune parue dans le journal français [en ligne] Libérationdu 23 août 2017 permet de se rendre compte des polémiques à la fois en tant que femmes et à la fois en tant que musulmanes féministes auxquelles elles font face : https://www.liberation.fr/debats/2017/08/23/stop-au-cyberharcelement-islamophobe-contre-l-association-lallab_1591443?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#link_time=1503494617

[13]En effet, dans sa récente campagne, l’association utilise des illustrations avec plusieurs femmes. L’une d’entre elle est une femme noire voilée où on y lit : “Modesty empowers some women”. Associer la modestie aux femmes de couleur musulmanes voilées pose plusieurs problèmes. Le premier est qu’on ne peut être que raciséepour être musulmane. Le second renvoie au cliché islamophobe et sexiste d’associer les femmes voilées à la modestie. C’est ce qu’expliquent Adrien K. Wing, Monica N. Smith : « Les femmes sous les voiles peuvent […] être vues comme des symboles silencieux […] ». Il est également curieux de se demander si cette femme musulmane n’était pas voilée, elle serait a contrario… indécente selon l’association ? 

WING, Adrien K., Monica N. SMITH, « Le Critical Race Feminismlève le voile : femmes musulmanes, France et l’interdiction du port du voile », BETHOUHAMI, Hourya, Mathias MOSCHEL (dir). Critical Race Theory, une introduction aux grands textes fondateurs. Paris, Dalloz (2017) : pp. 356-377

[14]Comme le résume la revue sociale et politique A Bâbord !n°67, dans son dossier Racisme au Québec. Au-delà du déni. dans l’article « L’intersectionnalité, cette approche qui dérange » (sans nom d’auteur). HILL COLLINS, Patricia, Sirma BILGE, Intersectionality, Cambridge, Polity Press (2016)

À propos de Leïla Sahal

Ancienne co-présidente de COSPOL (année académique 2016-2017), j'étais responsable du département Communication de COSPOL (année académique 2015-2016) et je suis membre de l'association depuis 2015. J'ai terminé un Bachelor of Arts (B.A.) en Science politique à l'Université de Lausanne (UNIL) en 2017, je suis actuellement étudiante de Master en Science Politique, orientation Histoire internationale à l'UNIL.

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