Pour une diffusion accrue du savoir scientifique dans la société
Si j’écris, en tant qu’étudiant en Science politique, ce propos dont j’assume la normativité, c’est pour la simple raison suivante : j’ai la conviction que la réalité actuelle va bien plus que partiellement à l’encontre de ma vision des sciences sociales et politiques comme devant être transparentes, en interaction avec la société. Se pose alors la problématique de la « vocation » de la science en elle-même mise en avant par Max Weber dans Le savant et le politique (1919).
Dès lors, je souhaite proposer non pas des solutions toutes faites mais plutôt quelques pistes de réflexion à développer pour tenter de faire évoluer cette réalité afin de parvenir à une situation dans laquelle le savoir des sciences sociales et politiques (en tant que sous-catégorie des sciences humaines) soit davantage accessible pour la population non membre du champ scientifique – via les médias principalement. L’objectif serait ainsi, dans cette lignée, de contribuer à des avancées sociétales qui rendraient la science « utile » dans le sens de Max Weber (1919) d’un apport pratique positif à la « vie » personnelle (par exemple, le sociologue des organisations serait actif dans les entreprises). Derrière cette idée wébérienne, émane la conception d’une relation entre idéologie (développée dans les institutions académiques) et pratique. Or, nous ne pouvons aujourd’hui que déplorer l’actuelle déconnexion flagrante entre les théories et les pratiques réelles. Cependant, je ne développerai pas davantage cette problématique qui est dans la continuation de mon propos mais sort quelque peu de mon argumentation principale. J’opte pour une situation où via les médias principalement, les individus puissent être mis au courant de l’avancée de la recherche en Sciences sociales et politiques. Assurément, ce savoir transmis à un large public serait vulgarisé au sens de diffuser la connaissance à plus large échelle. Il s’agirait ainsi de rendre compréhensible le jargon sociologique aux « externes » au travers une « traduction » des théories dans un langage commun. Effectivement, à quoi servent véritablement des informations, des données qui ne circulent qu’entre des « savants » au sein du microcosme scientifique mis à part à alimenter et reproduire ce champ particulier ?
Notre ère néo-libérale, perdurant depuis les années 1980, fortifie largement la logique actuelle de classement des universités (Bouchard, 2013) qui amène ces dernières, selon une logique de marché, à être gérées comme des grandes entreprises privées, dans une situation de mise en concurrence – qui mène à la compétition – à la fois des institutions mais aussi des membres à l’intérieur de ces dernières (alors que nous pourrions penser la coopération). Les performances étant mises à l’épreuve, les chercheurs sont par conséquent contraints à publier dans les revues les plus prestigieuses lues par une minorité de scientifiques eux-mêmes (Alveson & Spicer, 2012 : 1214). Ce phénomène serait caractéristique du fait que les acteurs, dans le champ scientifique (qui possède une autonomie relative), cherchent à accumuler, comme l’écrit Pierre Bourdieu (1976), leur capital scientifique, et par-delà leur capital symbolique, défini comme la reconnaissance de la valeur spécifique des capitaux (économique, social, culturel etc.). Le capital symbolique représente la reconnaissance ultime au sein de la société, sachant que lorsqu’il est élevé (ce qui se traduit par le prestige, l’honneur) il permet par ailleurs aux chercheurs d’accroître leur possibilité de contrôle de l’autorité scientifique, avec l’idée que l’accumulation de capitaux est l’expression d’une reconnaissance collective. En adoptant la perspective conflictuelle des sciences de Bourdieu, il est adopté l’angle d’analyse suivant : les chercheurs, davantage préoccupés par leur carrière afin de pouvoir occuper des positions dominantes dans le champ scientifique, sont moins incités à contribuer à la diffusion de la connaissance – qui s’étendrait au-delà du champ scientifique – dont ils sont à l’origine, si celle-ci n’est pas récompensée. Cette « ouverture » de la science se réaliserait via la production d’ouvrages entre autre, dont nous discuterons plus bas les enjeux mais aussi les limites au temps de la concurrence comme norme.
A cela peut s’ajouter que, comme nous l’a confié dernièrement l’un de mes professeurs de séminaire, si une poignée chercheurs (à l’Université de Lausanne) acceptent d’être médiatisés comme lui, nombreux sont ceux qui, légitimement, refusent de répondre aux journalistes qui frappent à leur porte, notamment de peur que leurs propos soient déformés ou mal interprétés, mal compris. Tant bien même il est évident que le monde journalistique est en contradiction certaine avec le monde scientifique et ses principes de neutralité, je pense qu’il est nécessaire de tenter de dépasser cette frontière difficile à franchir pour certains chercheurs.
Suite à ces constats, je propose dans les lignes suivantes quelques « réformes » qui pourraient être entreprises mais qui sont bien évidemment à approfondir davantage. Auparavant, je tiens à nuancer mon propos en précisant que le manque de diffusion du savoir scientifique concernant les sciences sociales et politiques dans le monde social est loin d’être total, mais au contraire, il semble que le processus de «vulgarisation» fasse chemin. En effet, de nombreux articles publiés dans certains journaux suisses comme Le Temps ou français comme le Monde diplomatique, Alternatives économiques etc., sont de plus en plus rédigés par des professeurs d’université, parmi lesquels certains tiennent d’ailleurs des blogs. Par exemple, le récent article du Temps « Profession : observateur des élites suisses »[1] publié le 11 décembre 2016 permet aux lecteurs de comprendre en cinq minutes ce que font les chercheurs de l’Observatoire des élites suisses de la faculté des Sciences Sociales et Politiques de l’Université de Lausanne, les enjeux qui se cachent derrière l’étude des élites en Suisse, ainsi que de disposer de quelques données empiriques sur le sujet. Puis, des entretiens journalistiques sont effectués avec des chercheurs et de plus en plus de scientifiques sont invités à s’exprimer et débattre sur les plateaux télévisés, mais ceux-ci sont trop contraints par des limites de temps, qui ne leur permettent pas de développer suffisamment leur argumentaire. Globalement, ces plateformes oeuvrant à la transmission de données scientifiques ne sont clairement pas encore assez développées.
Tout d’abord, je plaide en faveur de l’idée d’un encouragement et d’une valorisation par les universités d’une visibilité médiatique des chercheurs. Outre les compétences initiales des scientifiques requises, telles que la rédaction de projets, de contrats, la collecte de fonds ; de management (responsable d’une équipe etc.), ces derniers commençent à être dotés d’une nouvelle mission, celle de « vulgariser », autrement dit d’engager un rapport avec la société, rendue possible par la présence sur la scène médiatique. Précisons que cette condition ne figure toujours pas dans le contrat de travail du chercheur, mais, comme me l’ont fait remarquer certains de mes enseignants, ce fait est en train d’évoluer. J’encourage grandement cette évolution, dont nous avons pu avoir un petit aperçu via les exemples d’articles de presse cités plus haut. La publication d’ouvrages rédigés dans un langage « accessible », d’autant plus lorsqu’il s’agit de grandes enquêtes pouvant être instructives, peut, à mes yeux, largement contribuer au processus de « vulgarisation ». Comme évoqué plus haut, je suis cependant conscient des limites de la publication de livres sur deux niveaux. En premier lieu, la motivation des chercheurs à écrire des livres peut tendre à décroître dans un contexte où ceux-ci jouent le jeu de la quantification de leur nombre moyen de citations reçues par article d’une revue dans les deux ans suivant sa publication (impact-factor) – les livres n’étant pas toujours répertoriés dans les bases de données destinées à calculer leur impact-factor. Deuxièmement, les scientifiques sont peu incités par les institutions académiques à publier des livres dans une situation de compétition internationale entre les universités, qui stimule ces dernières à se situer au sommet des classements internationaux – les indicateurs de publication se limitant aux articles. En effet, les ouvrages académiques sont volontairement omis au moment de l’évaluation comparative de la « performance ». Et pourtant, certains livres de scientifiques sont de réels best-seller. Il n’y a qu’à penser à l’ouvrage Le Capital au XXIème siècle (2013) de l’économiste Thomas Picketty, ou bien à Bureaucratie : l’utopie des règles (2015) de l’anthropologue américain David Graeber. Ainsi, permettre un accès facilité à la production scientifique aux « externes » n’est, dans ce contexte, pas ou plus la visée principale de l’action des chercheurs, même si comme il a été souligné plus haut, le changement est d’actualité.
Pour terminer, je prône que davantage de débats (si possibles filmés et diffusés) avec des scientifiques sur des sujets spécifiques (éventuellement d’actualité) aient lieu et soient organisés en dehors des institutions scientifiques (par exemple dans des théâtres etc.) afin d’attirer un plus large public (qui sera néanmoins toujours un public disposant de capital culturel important, phénomène que l’on pourra justement certainement impacter par une vulgarisation plus accrue). C’est par exemple ce qui a été tout dernièrement réalisé lors de la conférence-débat du 9 novembre 2016 à propos de l’interdiction de la mendicité dans le canton de Vaud acceptée par le Grand Conseil, qui a eu lieu à la Riponne. Cet événement, organisé par le comité en défaveur de l’interdiction de la mendicité, a été animé par les deux spécialistes des politiques sociales Jean-Pierre Tabin et René Knüsel ainsi que Yan Desarzens, directeur général de la Fondation Mère Sofia. Les deux enseignants sont revenus sur les grandes lignes de leur ouvrage Lutter contre les pauvres (2014), une enquête menée sur le « problème public » de la mendicité à Lausanne afin d’éclaircir les enjeux de cette question de société, toujours d’actualité.
Loin d’être exhaustif dans mes pistes de réflexion, il est évident que d’autres mesures pourraient être pensées et mises en œuvre. Faut-il encore l’existence d’une réelle volonté de rendre les sciences sociales et politiques facilement accessibles, mais aussi une conscience médiatique quant à un approndissement du rapport entre science et société. Sans pour autant que cette prise de position amène à penser que la science aurait des « comptes » à rendre aux citoyens.
[1] Cet article fait suite à un entretien avec deux membres de l’observatoire que sont André Mach et Stéphanie Ginalski. https://www.letemps.ch/suisse/2016/12/11/profession-observateur-elites- suisses
Références
– Alvesson, M., & Spicer, A. (2012), « A Stupidity-Based Theory of Organizations », Journal of Management Studies, 49(7), 1194-1220.
– BOUCHARD, Julie (2013) « Les classements d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche : des miroirs déformants aux instruments de régulation », Questions de communication, 1 n° 23, p. 175- 196.
– BOURDIEU, Pierre (1976), « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 2, n°2-3, pp. 88-104.
– WEBER, Max (1919), Le savant et le politique, trad. par J. Freund, Paris: Plon, 1959.
– ROULET, Yelmarc, « Profession : observateur des élites suisses », Le Temps, 11.12.16.
– « Mendicité : comprendre et combattre les préjugés », Solidarités Vaud, https://www.solidarites.ch/vaud/?p=2977.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.