Essai d’essai : individuation et smartphone
Si je prends le temps d’écrire ces quelques mots avant de rédiger et présenter le cœur de mon travail, c’est qu’il faut – je crois – donner certaines cartes aux lecteurs·trices afin qu’ils·elles comprennent ce qui motive ma rédaction. En effet, si le contenu de mon essai tentera de “faire sens“ en soi, la forme que cela va prendre comporte une grande importance dans ma réflexion.
En me plongeant dans la lecture de Minima Moralia de T.W. Adorno, j’ai découvert une autre manière d’exprimer des réflexions pointues hors du cadre restrictif académique. En lisant ensuite l’éloge que fait le même auteur à L’essai[1], je me suis rendue compte que cette forme de rédaction – et ce qu’Adorno en dit – fait écho à des réflexions personnelles au sujet de mes études et du monde académique. Aussi, j’ai l’intuition que l’essai peut me permettre d’exprimer des idées et réflexions qui tournent dans ma tête depuis quelques temps et qui portent en elles toute la subjectivité de ma personne. Or, cette subjectivité – trop souvent dépréciée dans le monde universitaire – a toute sa place dans un essai dans lequel elle est assumée et valorisée : « La non-vérité dans laquelle l’essai s’enfonce en connaissance de cause est l’élément de sa vérité »[2]. Il s’agit donc pour moi de choisir un moyen d’expression qui – dans un rapport dialectique entre mon travail et moi-même – me permettra de mettre en pratique par la forme l’opposé de ce que je vais chercher à dénoncer dans le contenu. Je vais ainsi pouvoir me distancer du cadre universitaire contraignant qui bien souvent enferme la réflexion des étudiant·e·s dans ce qui est appelé « l’objectivité » . « Mais la subjectivité qui pense est justement ce qui ne se laisse pas insérer dans un circuit de tâches imposées d’en haut et de façon hétéronome : elle ne peut s’adapter à ces tâches que dans la mesure où elle ne fait pas partie du circuit ; ainsi son existence est la condition même de toute vérité objectivement valable. »[3]
J’ai donc décidé de me lancer dans l’inconnu en choisissant la philosophie politique comme cheval de bataille. Habituée à la sociologie depuis le début de mon cursus universitaire, j’ai envie aujourd’hui de profiter de la marge de manœuvre qui m’est donnée dans ce cours afin de suivre ma curiosité et de nourrir ma réflexion différemment.
Le résultat de cet « Essai d’essai » – que je m’apprête à rédiger – m’est inconnu. Mais peu importe, car l’intérêt de l’essai n’est pas dans cette réponse que l’on donne habituellement en fin de travail à notre « question de recherche » après maintes preuves et justifications préalables. Comme l’explique Adorno, il s’agit au contraire de « supprimer la différence entre la thèse et l’argument », de construire le texte d’une manière où « chaque phrase devrait être aussi proche du centre que toutes les autres »[4]. Afin de réaliser cet essai, j’ai donc décidé de suivre les conseils de Max Bense, cité par Adorno : « Pour écrire un essai, il faut procéder de manière expérimentale, c’est-à-dire retourner son objet dans tous les sens, l’interroger, le tâter, le mettre à l’épreuve, le soumettre entièrement à la réflexion, il faut l’attaquer de différents côtés, rassembler ce qu’on voit sous le regard de l’esprit et traduire verbalement ce que l’objet fait voir dans les conditions créées par l’écriture »[5]. Je me suis donc construit un bagage intellectuel : j’ai parcouru plusieurs articles et livres autour de mon sujet, mais j’ai aussi tourné la question dans ma tête pendant mes cours, au fil de mes journées, en cherchant activement à faire des liens entre ma réflexion initiale et mes observations, mon vécu et mes ressentis quotidiens.
J’essaie de faire confiance à ce que l’écriture permet, c’est-à-dire l’accouchement des réflexions qui parfois amène quelques surprises bienvenues. Je laisse à l’essai la tâche de « coordonner les éléments au lieu de les subordonner », au contraire des approches déductives ou inductives qui mettent soit les observations, soit un principe, au dessus du reste.[6] Ces quelques lignes à présent écrites, je peux me lancer dans la rédaction, le doute au creux du ventre – bien heureusement. Je sais que je ne dirai pas tout, je sais que ce ne sera pas idéal. Je ne connais pas l’aboutissement mais je sais que le processus en vaut la peine, en tout cas à titre personnel. « L’essai doit faire jaillir la lumière de la totalité dans un trait partiel, choisi délibérément ou touché au hasard, sans que la totalité soit affirmée comme présente. »[7] Allons-y.
INDIVIDUATION ET SMARTPHONE
« Ils se sont rendus eux-mêmes semblables à l’appareillage : ce n’est que de cette manière qu’ils peuvent continuer à exister dans les conditions actuelles. Non seulement le sceau qui imprime objectivement sa marque sur les hommes les transforme de plus en plus en parties intégrantes de la machinerie ; mais les hommes deviennent aussi pour eux-mêmes, aux yeux de leur propre conscience, des outils, des moyens, au lieu d’être des fins. »[8]
T.W. Adorno
Pour devenir un sujet, l’individu doit rentrer dans un processus d’individuation. À l’image de la théorie d’Hegel reprise dans la théorie critique, c’est seulement par le relationnel que l’individu peut se réaliser. C’est dans son rapport à lui-même et son rapport à l’Universel qu’il pourra s’émanciper et déployer sa capacité à transformer ce monde qui à la fois l’entoure et le constitue. Je désire partir de ce processus d’individuation et le penser dans ma contemporanéité, le réfléchir dans le contexte actuel de notre société capitaliste occidentale. Je souhaite plus spécifiquement prendre du recul sur l’usage actuel du Smartphone afin d’observer quels types d’individuation peuvent ou non se réaliser à travers lui et sous quelles conditions.
Pour cela, je vais m’appuyer sur le principe développé par Honneth appelé « Le paradoxe du capitalisme » : « ce déplacement paradoxal d’un principe émancipateur en principe assujettissant »[9]. En effet, Guéguen, en développant ce concept, montre comment les espaces numériques – à l’image des réseaux sociaux – peuvent être considérés dans un premier temps comme un apport positif au processus d’émancipation de l’individu, c’est-à-dire comme « une promesse d’un soi que l’on peut à sa guise créer, modeler et réinventer sur un mode expérimental et ludique »[10]. Puis comment, dans un deuxième temps, apparaît ce qu’Honneth appelle « le paradoxe de l’individuation ». En effet, en historicisant les différents types d’individuation qui se déploient au fil des décennies, l’auteur perçoit un changement conséquent : celui de la réappropriation par l’industrie capitaliste de la notion de « réalisation de soi » et de « quête de l’authenticité », qui, au lieu d’exister à des fins émancipatrices, deviennent des contraintes et des exigences édictées par la société capitaliste sur les individus et dont elle bénéficie amplement. Cette réappropriation capitaliste du processus d’individuation m’intéresse particulièrement. Plutôt que de développer les aspects possiblement positifs des Smartphones, je vais donc m’appliquer à montrer en quoi ces appareils numériques illustrent parfaitement « les paradoxes du capitalisme » et « le paradoxe de l’individuation ».
D’abord, il me paraît pertinent de montrer en quoi la possession d’un Smartphone est en train de devenir une injonction au sein de notre société, et non plus un choix conscient et réfléchi. En effet – et c’est là que réside le premier paradoxe – comment le Smartphone pourrait-il contribuer à l’émancipation de l’individu si son usage se transforme en une contrainte ou en une exigence du système ? De nombreux indices indiquent cette transition, à noter d’abord la difficulté croissante de trouver sur le marché des téléphones mobiles « à touche », mais encore, le développement des « codes QR» à l’usage quasi exclusif des Smartphones ou la création d’applications pour Smartphone par des entreprises publiques ou privées. En Suisse, les services de transport, la Poste, les banques, les assurances maladies – entre autres – créent des applications propres aux Smartphones, qui ont pour principe de permettre aux client·e·s un accès constant et immédiat à leurs services. Or, ces « facilités » possèdent de moins en moins leurs équivalences « papier » et la rapidité et l’immédiateté d’action qu’elles permettent aux client·e·s deviennent petit à petit la norme du rythme auquel tout individu doit souscrire pour faire partie intégrante du système. Mais plus qu’un Smartphone, c’est une connexion internet individuelle permanente qui va semble-t-il être bientôt imposée, à l’image de Swisscom qui a annoncé la suppression des lignes téléphoniques analogiques au terme de cette année 2017[11]. A leur place, les réseaux IP, déjà largement utilisés en Suisse, prendront le relai. Ainsi, les personnes utilisant les réseaux de communication Swisscom seront contraintes de posséder une connexion internet sur leurs téléphones fixe et mobile, qu’elles la désirent ou non.
Au-delà des aspects objectifs qui montrent comment l’industrie capitaliste pousse les individus à utiliser un Smartphone et une connexion internet, il est nécessaire de montrer en quoi la possession et l’usage d’un Smartphone est d’ores et déjà une contrainte subjective. En effet, utiliser un téléphone « à touche » sans connexion internet devient de plus en plus un acte marginalisé, voir « honteux », et compris comme un refus de « vivre avec son temps ». De ces jugements normatifs découle naturellement une pression au conformisme. De plus en plus d’enfants et préadolescent·e·s ont directement accès aux tablettes et Smartphones comme premier téléphone : il est à peu près certain qu’ils·elles ne repasseront pas par la suite au téléphone « à touche » ou sans connexion internet, en imaginant que cela soit encore possible. La conformité ambiante pousse ainsi les individus à acheter un Smartphone sans même qu’une réflexion consciente préexiste à son achat. La réflexion sera détournée sur le choix de la marque du téléphone et le·la consommateur·trice aura donc l’agréable sensation d’être maitre·sse de ses choix. Aujourd’hui déjà, notre société semble avoir fait passer le Smartphone d’un objet quelconque à un besoin (évidemment artificiel) dans les esprits des individus. La possession d’un Smartphone semble donc clairement devenir une contrainte imposée par la société capitaliste occidentale sur les individus et s’éloigne donc d’un outil aux visées émancipatrices.
L’omniprésence du Smartphone dans l’existence des individus et son usage constant dans toutes les sphères de leurs activités fait de cet appareil une médiation incontournable entre le monde et lui-même. Il est donc pertinent d’étudier de plus près quel rôle il joue dans l’individuation des individus et quelles conséquences cela amène pour l’individu et la société. Adorno a déjà présenté les lourdes conséquences sur le développement de l’individualité produites par l’industrie culturelle, qui rend l’humain narcissique, conformiste, individualiste, jusqu’à le réifier presque complètement, l’empêchant ainsi de devenir un sujet émancipé[12]. Il s’agit ici de montrer comment le Smartphone amplifie ce phénomène par la médiation supplémentaire qu’il impose entre l’individu et le monde, et donc entre l’individu et lui-même.
Pour comprendre « le paradoxe de l’individuation » propre à l’usage du Smartphone, il me faut d’abord commencer par lister (de manière non exhaustive) en quoi le Smartphone présente certaine potentialité bénéfique dans le processus d’individuation. Il permet d’abord la mise en lien des individus, et ce au-delà des limites géographiques. Mais il permet aussi – entre autres – la mise en réseau, le partage et la collectivisation des informations, un accès quasi illimité aux savoirs, la construction libre et modulable de son(ses) identité(s) et la reconnaissance publique de celles-ci. Il peut aussi faciliter le quotidien des individus qui en ont le besoin. Bref, le Smartphone a la potentialité de confronter l’individu à un monde plus large que celui auquel il peut avoir accès physiquement, ce qui lui permet en retour de se situer par rapport à ce dernier dans un but émancipatoire. Loin de moi l’idée de contester ces potentialités du Smartphone. Mon but est de montrer ici comment ces potentialités sont détournées par l’industrie capitaliste à ses propres fins : assurer la prégnance de son idéologie pour assurer son maintien et sa continuité. Pour cela, elle se réapproprie les aspects positifs d’un tel appareil – mais aussi les critiques faites à son encontre – notamment pour des finalités commerciales, à l’image de ce spot publicitaire de Swisscom (« vidéo de l’entreprise ») :
« Nous vivons les uns à côté des autres, les uns sur les autres, contre les autres, et toujours plus souvent, sans les autres. Aurions-nous oublié comme il est bon d’être simplement ensemble ?
Car souvent, la vie ne prend tout son sens qu’une fois réunis, comme Michael Knight et KITT, Heidi et Peter,… et nous ! Nous avons le meilleur réseau pour nous rapprocher [rapprocher], nous travaillons main dans la main où que nous soyons [collaborer]. Ce moment nous appartient. Nous construisons l’avenir ensemble [relier]. Nous sommes là les uns pour les autres. Rien ne nous arrêtera. Et rien ne nous séparera. [Tout ce qui nous rapproche] »[13]
Cette publicité illustre à merveille la réappropriation capitaliste des valeurs du « vivre ensemble » et du « donner du sens à sa vie » dans un but mercantile. Les consommateurs·trices sont amené·e·s à penser que le Smartphone (et surtout un abonnement chez Swisscom) les aideront à répondre à leurs questions existentielles et leur permettront de développer leurs relations humaines. Or, c’est bien le contraire qui risque de se passer à leur dépens, comme nous allons le développer à présent. « Ce qu’il y a de mauvais dans ces besoins artificiels – qui n’en sont point – c’est bien plutôt qu’ils visent un assouvissement qui, en même temps, par tromperie, les prive précisément de cet assouvissement. »[14]
Je vais d’abord rappeler la nature de l’objet en question afin de comprendre pourquoi il est problématique que le Smartphone devienne une médiation contrainte entre l’individu et le monde. Le Smartphone est un appareil technologique, pensé par l’humain dans un contexte capitaliste pour rationnaliser au mieux ses activités. Il a été conçu de manière à réunir dans le même boîtier différentes fonctions, imaginées et préprogrammées par des ingénieur·e·s et autres spécialistes. Ses fonctions sont diverses, et se diversifient continuellement, mais une fois créées, elles se figent dans des formes schématiques. Or, si l’humain est contraint – objectivement et subjectivement – d’utiliser un Smartphone qui opère ensuite une médiation entre lui-même et le monde, l’individuation de cet individu sera nécessairement transformée par la nature d’un tel appareil : c’est-à-dire figée, froide, préprogrammée, et donc réifiante pour l’individu. Ainsi, en lieu et place de réaliser une médiation entre le monde et l’individu bénéfique à ce dernier – comme on pourrait l’espérer et comme le prétend l’industrie capitaliste – le Smartphone traite l’individu en objet – prévisible, reproductible, remplaçable – et de ce fait, il empêche le processus d’individuation d’aboutir à la naissance d’un sujet émancipé.
Ensuite, les différentes fonctions qui constituent le Smartphone ont une forte tendance à encourager la dépendance à l’objet, une dépendance évidemment contraire au processus d’émancipation de l’individu et profitable au maintien et au développement du système capitaliste. Premièrement, toutes les fonctions qui ont pour but la communication (texto, appel, what’s app, mail, skype, …) supposent une disponibilité permanente de l’individu à son entourage proche ou lointain. Cela entraine un prolongement de la sphère du travail dans la sphère des loisirs et de la sphère publique dans la sphère privée, mais aussi la relation opposée, c’est-à-dire le prolongement du privé dans le public, des loisirs dans le travail. L’industrie capitaliste offre donc à l’individu la capacité de communiquer simultanément à un nombre illimité de personnes dans des registres totalement différents. Cette communication permanente est encouragée à travers le développement des applications de chat en ligne qui sont devenues « gratuites » grâce au réseau internet. Mais dans un deuxième temps, ce n’est plus une « offre de service » qui se propose à l’individu, mais bien une exigence de la société. Il faut se plier au rythme communicationnel prôné par l’industrie capitaliste pour être considéré comme un·e bon·ne travailleur·euse, un·e bon·ne époux·se ou un·e ami·e fidèle. Ne pas répondre à un message, ne pas décrocher à un coup de fil, ne pas prendre constamment des nouvelles par téléphone, et le jugement normatif tombe. Il est important de comprendre que cette disponibilité constante participe au projet capitaliste de notre société, en ce qu’il soumet l’individu au rythme effréné et consumériste du relationnel. Une manière de plus de transformer tout ce qui est humain en des produits du marché dont on pourra dégager par la suite du profit.
Mais la dépendance au Smartphone se crée aussi dans toutes les fonctions « facilitatrices » que l’appareil propose : GPS, horaires en ligne, météo, traduction, recherche internet, etc… Ces fonctions rationnalisent le temps et l’énergie de l’individu et lui permettent des réponses immédiates à ses questions, et ce, sans un effort autre que celui de naviguer sur l’écran tactile de son appareil. Le mode de vie qu’entraine une telle « rationalisation » du temps et de l’énergie de l’individu est normalisé et remplit complètement les critères de l’industrie capitaliste, notamment celui d’efficacité et d’opérationnalité. Il devient ainsi difficile – voire impossible – de se passer de l’usage d’un Smartphone au quotidien.
Pour finir, la dépendance prend aussi racine dans la dose quotidienne de plaisir standardisé que l’individu peut obtenir grâce à l’appareil. En effet, l’amusement et la distraction que permettent ce type de mobile sont considérables : caméra, photos, réseaux sociaux, jeux en tout genre, … Ces fonctions permettent – en plus des autres fonctions – une fuite de « l’ici et maintenant » « amusante » et toujours accessible. A nouveau, il faut comprendre que cette fuite est bénéfique au système capitaliste puisqu’elle permet à l’individu de se cacher à lui-même sa dose de souffrance quotidienne derrière une partie de « Fruit Ninja »[15].
Jusqu’à présent, je me suis appliquée à montrer d’une manière plutôt « objective » que l’utilisation contrainte du Smartphone, la nature de l’appareil et la dépendance qu’elle produit sont des indices qui nous prouvent que l’utilisation d’un tel objet technologique ne permet pas à l’individu d’avancer vers son émancipation et contribue donc à empêcher toute transformation du système capitaliste en place. Je désire à présent me concentrer sur les aspects plus « subjectifs » de l’individuation, liés aux rapports entre extériorité et intériorité de l’individu, entre « Universel » et « individuel », et tenter de comprendre où se situe le Smartphone au sein de ces relations complexes de va-et-vient. Je tiens d’abord à rappeler ce que j’entends par « processus d’individuation », et les mots d’Adorno me paraissent adaptés pour cela.
« […] On accède à l’Universel qu’en passant par l’impénétrable car la substance de l’Universel est encore présente dans ce caractère impénétrable lui-même et non pas dans la convergence abstraite de différents objets. On pourrait presque dire que la vérité elle-même dépend du rythme, de la patience et de la ténacité que l’on met à séjourner auprès de l’individuel : aller au-delà de l’individuel sans s’y être d’abord perdu entièrement, parvenir à la formulation d’un jugement sans s’être d’abord rendu coupable des injustices de l’intuition, c’est finalement se perdre dans le vide. »[16]
C’est donc par un cheminement au plus profond de son intériorité que l’individu va pouvoir découvrir l’Universel. Ainsi, l’extériorité est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de lui, et c’est dans cette relation de « décentrement-recentrement » que l’individu pourra se situer et prendre prise sur le monde qui l’entoure et le constitue. C’est seulement après ces allers-retours qu’il pourra devenir un sujet, c’est-à-dire un individu émancipé qui a la capacité de transformer le monde dans lequel il évolue. Le processus d’émancipation est sans fin, il évolue continuellement et demande endurance et détermination. Mais il permet à l‘individu de saisir à la fois les différences entre son individualité et l’extériorité, tout en comprenant que l’un n’existe pas sans l’autre et vice versa. Le résultat jamais définitif de l’émancipation est la capacité de l’individu de choisir plus ou moins consciemment ce qu’il prend de l’Universel et ce qu’il lui redonne. C’est ainsi que nait la culture, témoignages mouvants des relations entre les individus et le monde, jamais arrêtée, toujours humaine. Or, comme le souligne Adorno, la société capitaliste occidentale a déshumanisé la culture, l’a expropriée de sa nature à des fins mercantiles, la transformant en une industrie, programmée à la rationalisation pour créer du profit sur le dos des individus, eux-mêmes pris dans une idéologie dont ils n’ont pas conscience. Et c’est bien là que l’issue se trouve, dans la prise de conscience des individus face à cette vision faussée du monde, où le Capital dicte les pensées et comportements. Or, cette prise de conscience est justement le fruit d’une individuation profonde telle que nous l’avons présentée plus haut. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’industrie capitaliste (et culturelle) a tout intérêt à avoir une prise sur ce processus d’individuation afin de maintenir son système en place. Et c’est dans ce contexte-là qu’il faut envisager le Smartphone, c’est-à-dire comme une médiation imposée par le système pour faire perdurer l’idéologie dominante qui lui profite. Pour se faire, il faut présenter l’appareil aux individus en leur voilant cet aspect « totalitaire », et en le vendant au contraire comme un moyen d’épanouissement, comme un outil propice à la réalisation de soi-même. « Plus les biens culturels fabriqués sont devenus étrangers aux hommes, plus on leur fait croire qu’avec ces derniers, ils n’auraient au fond affaire qu’à eux-mêmes, et à leur propre monde. »[17] Il s’agit bien d’une réappropriation capitaliste du processus d’individuation.
Ainsi, l’individu entretient un rapport au monde qui est médiatisé par une technologie issue du système capitaliste, contenant l’idéologie capitaliste dans à peu près chacune de ses fonctions, et dans lequel la demi-culture peut s’épanouir allègrement. L’individu part donc à la recherche de son intériorité d’un point de vue qui lui est extérieur, et qui plus est, qui est structuré par l’industrie capitaliste. « L’industrie a privé l’individu de sa fonction. Le premier service que l’industrie apporte au client est de tout schématiser pour lui. »[18] L’individu aborde donc son individualité sans faire l’effort de s’y plonger, sans l’aborder par des processus humains, mais au contraire par des fonctions préfabriquées, à l’image de la création de son « profil » Facebook. « L’individu demi-cultivé s’affaire dans la conservation de soi sans soi. »[19] Cela donne des individus centrés sur eux-mêmes, qui s’observent d’un point de vue qui leur est extérieur et on aboutit sur des personnalités narcissiques et individualistes, puisqu’au lieu de faire des va-et-vient entre intériorité et extériorité, l’individu demi-cultivé reste centré sur lui-même depuis l’extérieur. Il est figé, déshumanisé, et n’a prise ni sur lui ni sur le monde dont il fait partie, mais il est pourtant persuadé d’être au plus proche de son intériorité parce qu’il a son regard tourné sur lui-même en permanence. « Et l’on découvre en même temps grâce à ce sacrifice excessif de soi réalisé en se jouant, qu’il ne serait vraiment pas plus difficile de vivre sans [soi], mais plus facile. »[20], qu’il y a une « secrète satisfaction éprouvée à l’idée que l’on est enfin dispensé de l’effort à accomplir en vue de l’individuation, parce que l’on n’a plus qu’à imiter, ce qui est beaucoup moins fatigant. »[21] L’individu intériorise au plus intime de lui-même le conformisme, la suffisance et la passivité, ce qui bénéficie évidemment au système en place. L’aboutissement est donc un individu réifié, tout prêt à reproduire le système qui l’a créé, maillon obéissant de la chaine industrielle, consommateur d’une demi-culture suffisamment distrayante pour l’empêcher de voir plus loin que son propre divertissement. « Elle ne lui fait pas seulement croire que les illusions qu’elle propose sont des satisfactions, mais elle lui fait comprendre aussi que, les choses étant ce qu’elles sont, il doit se contenter de ce qui lui est offert. »[22] Le système capitaliste a trouvé ses soldat·e·s : ceux·celles-là même qu’il exploite et qu’il vide de sens. Nous sommes bien loin des individus « sujets », émancipés, réflexifs et critiques, qui donnent naissance à une culture à leur image et transforme sans cesse le monde dans lequel ils évoluent.
Ainsi, l’individu, les yeux rivés sur l’écran de son Smartphone, fait défiler d’un mouvement fluide du pouce le fil de son actualité, le fil de sa vie. Sursocialisé, il crée son propre isolement, sa propre perte, l’humain qui est en lui, qui ne demande qu’à se réaliser, marche à reculons. Car c’est fatigant de créer, c’est fatigant de s’émanciper, c’est fatigant de se mettre face à sa propre solitude. Alors l’individu fuit la solitude qui lui permettrait pourtant de se retrouver lui-même, de créer assez d’espace en lui pour y faire revenir l’Universel. La solitude qui lui permettrait de se mettre face à ses souffrances, la solitude qui aiderait « les hommes à prendre conscience du malheur, du malheur général et de leur malheur propre, qui en est inséparable ; elle aurait à leur ôter les pseudo-satisfactions illusoires grâce auxquelles l’ordre odieux que nous connaissons peut encore survivre en eux, comme s’il ne les tenait pas déjà de l’extérieur assez fermement sous sa domination. L’idée de ce qu’il serait enfin possible de vivre ne peut s’épanouir que dans le dégoût du faux plaisir, dans le refus de l’offre sociale et dans le pressentiment que le bonheur est insuffisant même là où c’en est un, et à plus forte raison là où il faut l’acheter au prix d’une résistance, qui est alors qualifiée de morbide, contre l’ersatz positif qui nous en est proposé. »
Il est donc grand temps que nous prenions du recul sur nos pratiques, que nous questionnions l’usage que nous faisons des nouvelles technologies afin de prendre conscience de l’impact qu’elles ont sur nous, sur notre rapport à nous-mêmes et au monde. Il est grand temps que nous regardions en face les dérives que la technologisation en cours promet dans un futur proche, à l’image des théories transhumanistes qui coïncident redoutablement avec certains points de l’évolution du Smartphone. Il est grand temps enfin que nous réapprenions à utiliser ces technologies en dehors de ce que l’idéologie capitaliste nous dicte, et qu’à notre tour, nous nous les réappropriions afin d’avancer vers la fin du système capitaliste et la création de nouvelles formes d’organisation dignes de notre humanité.
Aurélia Heiniger,
Dans le cadre du séminaire « médias, culture et communication » d’Olivier Voirol
[1] « L’essai comme forme », Adorno, 1958
[2] Op. Cit. Adorno, p. 24
[3] Minima Moralia, Adorno, 1983, p.121
[4] Minima Moralia, Adorno, 1983, p. 69
[5] « L’essai comme forme », Adorno, 1958, p. 21
[6] Op. cit., Adorno, p. 27
[7] Op. cit., Adorno, p. 21
[8] « Individu et organisation », Adorno, 2011, p. 171
[9] « Les contradictions paradoxales de l’expressivité numérique. L’étude des modèles identitaires au sein des espaces numériques », Guéguen, 2015, p. 142
[10] Op. cit., Guéguen, p. 151
[11] https://www.bluewin.ch/fr/techno/redaction/2014-03/ce-que-vous-devezsavoirsurlatelephoniefixeip.html, consulté le 9 mai.
[12] Minima Moralia, Adorno, 1983 / Kulturindustrie, Adorno & Horkheimer, 2015 / etc.
[13] Spot disponible sur le site officiel de Swisscom https://www.swisscom.ch/fr/about.html. Les mots entre « [ ] » apparaissent écrit à l’écran alors que le texte général est lu en voix off sur des images vidéos qui illustrent le propos.
[14] « Thèses sur le besoin », Adorno, 2011, p. 125
[15] Il s’agit d’un jeu disponible sur Smartphone plutôt populaire qui consiste à couper des fruits en deux en réalisant le geste adapté avec son doigt, et ce dans un rythme de plus en plus rapide.
[16] Minima Moralia, 1983, Adorno, p. 74-75
[17] « Contribution à la doctrine de l’idéologie », 2011, Adorno, p. 152
[18] Kulturindustrie, 2015, Adorno & Horkheimer, p. 16
[19] « Théorie de la demi-culture », 2011, Adorno, p. 208
[20] Minima Moralia, 1983, Adorno, p. 132
[21] Kulturindustrie, 2015, Adorno & Horkheimer, p. 82
[22] Op. Cit, Adorno & Horkheimer p. 53
Bibliographie
- Adorno Theodor W., « L’essai comme forme » in Note sur la littérature, Flammarion, Paris, 1984, pp. 5-29
- Adorno Theodor W., Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, Paris, 1983, pp. 9-148
- Adorno Theodor W., « Thèses sur le besoin », in Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques. Éd. Payot & Rivages, Paris, 2011, pp. 125-130
- Adorno Theodor W., « Contribution à la doctrine des idéologies » in Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques. Éd. Payot & Rivages, Paris, 2011, pp. 131-158
- Adorno Theodor W., « Individu et organisation » in Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques. Éd. Payot & Rivages, Paris, 2011, pp. 159-179
- Adorno Theodor W., « Théorie de la demi-culture », in Société : Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques. Éd. Payot & Rivages, Paris, 2011, pp. 183-220
- Adorno Theodor W., « La télévision et les patterns de la culture de masse », Réseaux n° 44/45, 1990, pp. 225-242
- Adorno Theodor W. & Horkheimer Max, Raison et mystification des masses, Éd. Allia, Paris, 2015, 107 p.
- Christ Julia, « Une critique de la mêmeté. Sur le rapport pratique entre la culture et l’individu dans la Théorie d’Adorno », Réseaux n°166, 2011, pp. 99-124
- Guéguen Haud, « Les contradictions paradoxales de l’expressivité numérique. L’étude des modèles identitaires au sein des espaces numériques », Réseaux n°193, 2015, pp. 135-160
- Honneth Axel, Le Goff Anne, « Du désir à la reconnaissance. La fondation hégélienne de la conscience de soi. » in Marlène Jouan et , Comment penser l’autonomie ?, Presses Universitaire de France « Ethique et philosophie morale », 2009, pp. 21-40
- Honneth Axel & Hartmann Martin, « Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche », in La société du mépris, Paris, La Découverte, 2006, pp. 275-302
- Honneth Axel, « Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l’individuation », in La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006, pp. 305-323
Image : © Pawel Kuczynski – Îles