La relation entre liberté individuelle et participation politique à l’aune de la pensée de Benjamin Constant : perspectives critiques
Introduction
Benjamin Constant est un philosophe politique franco-suisse du 19ème siècle de la tradition libérale ainsi qu’homme politique et journaliste. Il a en outre été influencé de façon non négligeable par ses professeurs Adam Smith et Adam Ferguson. Constant, qui a une grande sympathie pour la Révolution, a connu le jacobinisme puis le despotisme belliqueux du bonapartisme. Mais ses positions ambigües sur la politique de Napoléon – puisqu’il accepte de collaborer avec lui pour rédiger la Constitution libérale en 1815 malgré ses écrits critiques sur ce personnage – l’amèneront à s’exiler plusieurs fois.
En tant que défenseur du gouvernement représentatif (parlementaire) – institué par l’élection (Manin, 1995) – ses écrits peuvent laisser à penser son affiliation aux antidémocrates. Néanmoins, à l’inverse des Fédéralistes, Constant ne veut pas limiter le pouvoir du peuple, mais souhaite que celui-ci soit encadré (de la même manière que les autres pouvoirs). Pour Constant, comme pour le philosophe John Stuart Mill d’ailleurs, le gouvernement par le peuple ne mène pas forcément à la liberté. D’ailleurs, le politologue français Bernard Manin (1995) montre qu’au 18ème siècle, avec les révolutions française et américaine, la dimension du régime de la démocratie qui prône la souveraineté populaire – autrement dit l’idée que le pouvoir réside dans le peuple – est attaquée. Sur ce point, l’auteur argumente en effet qu’alors que pendant des siècles, le gouvernement représentatif n’était pas associé à la démocratie, à cette époque, s’opère un renversement de cette conception : la démocratie devient par essence un gouvernement représentatif. De la même manière, sont explicitement distingués les droits et libertés individuels et collectifs. Ainsi, dans cet exposé, notre attention sera portée sur ces deux nouveautés historiques dans une perspective propre à Constant. Logiquement, ces propos nous amènent à nous demander dans quelle mesure l’évolution historique des conditions de liberté développée par Constant dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819) a un impact sur le changement réclamé de type de participation politique ?
Ce court article sera structuré en trois parties : Dans une première partie, nous opposerons liberté positive et liberté négative, opposition que nous nuancerons. Puis, dans une deuxième partie, nous nous pencherons sur la relation entre liberté et participation politique développée par Constant dans sa conférence prononcée en 1819 à Paris. Enfin, dans une troisième partie, nous critiquerons et mettrons en perspective la pensée de Constant par rapport au contexte suisse et plus largement européen actuel de la participation politique.
Liberté positive versus liberté négative ?
La liberté peut être définie comme une relation sociale entre les individus. Selon Bernard Williams (2001), la liberté peut être construite comme une valeur politique, ce qui signifie qu’on peut faire sens sur son rôle dans un argument politique. C’est précisément l’ambition de mon propos.
La liberté positive
Dans cette conception de la liberté, l’individu est considéré comme rationnel et c’est sa raison qui le distingue en tant qu’être humain du reste de la population. Selon la définition de John Christman (1991), chaque personne est en capacité de formuler ses désirs, valeurs et objectifs. Cette conception subjective et interne, qui renvoie à la notion de self-governing, n’inclut pas la dimension externe mise en avant par les théoriciens de la liberté négative, ce que nous verrons un peu plus bas.
Au niveau de la participation politique, ce type de liberté consiste à ne pas subir l’hétéronomie (une loi du dehors) ainsi qu’à pouvoir décider de son propre sort. Selon le politologue suisse Yannis Papadopoulos (2009), la conception de la liberté positive est au coeur du principe populiste des démocraties, sachant que le démocratisme ignore et désavoue le facteur libéral. Néanmoins, ce type de liberté – compatible avec les régimes républicains classiques dans lesquels il n’y a pas de factions qui se combattent mais où les citoyens ont la possibilité de participer – ne se réfère pas seulement à la liberté des contraintes. Des exigences d’éducation et de participation en politique sont en effet prérequises pour satisfaire la liberté dans une perspective positive. En d’autres termes, le citoyen doit être actif politiquement.
La liberté négative
A travers une focale sur les obstacles externes, il est considéré qu’une portion de l’existence humaine doit demeurer indépendante d’une sphère de contrôle social. L’Etat doit protéger la liberté individuelle sans dicter les buts et propositions. Au coeur du principe libéral des démocraties (dont Friedrich Hayek en est par exemple une figure) selon lequel une coercition minimale de l’Etat, tant économiquement que socialement, est recommandée, les individus sont considérés comme devant disposer de moyens adéquats pour se défendre contre les empiètements d’autrui (notamment de la part des pouvoirs). Selon le philosophe et historien Isaiah Berlin (1958), il n’y a pas forcément de lien entre la liberté négative et une forme particulière de gouvernement ou la démocratie. La liberté négative est en effet compatible avec n’importe quel régime modéré par un cadre légal/constitutionnel.
Isaiah Berlin (1958) parvient néanmoins à nuancer les postulats et arguments développés par les théoriciens de la liberté négative en développement l’argument que les hommes sont interdépendants et aucune activité humaine n’est privée d’obstruer la vie des autres d’une certaine manière. Puis, il est parfois difficile pour les personnes de voir la pression sociale comme des contraintes et interférences.
Une réelle distinction ?
Selon Gerald MacCallum (1967), la frontière entre les deux types de liberté n’a jamais été claire – le concept de liberté pouvant être source de multiples interprétations. L’auteur opte pour une conception de la liberté comme une relation entre trois éléments: un agent, certaines conditions qui empêchent, et certains faits et gestes ou devenirs de l’agent. Ainsi, il y a un élément négatif et un élément positif : chaque demande de liberté suppose à la fois que la liberté soit la liberté de quelque chose et qu’il y ait la liberté de faire ou de devenir quelque chose. Cette dichotomie est néanmoins à nuancer. Ces deux camps diffèrent plutôt dans la manière d’interpréter chacune des trois variables dans la relation triadique ainsi que dans le rôle qui leur est attribué.
Liberté et participation politique chez Constant
Constant est un fervent défenseur de la liberté négative dans la mesure où il insiste en écrivant que tout ce qui ne trouble pas l’ordre et relève de l’intérieur des individus (comme l’opinion) ne doit pas être soumis au pouvoir social. Tout particulièrement dans ses Principes de politique (1872), l’auteur précise l’idée qu’il est nécessaire de protéger les individus contre l’arbitraire, d’où la nécessité d’adopter des prérogatives même dans les régimes démocratiques qui consistent à définir les limites de l’Etat, à délimiter son rôle. Ainsi, une constitution constitue une garantie certaine contre l’arbitraire.
Néanmoins, temporellement parlant, il distingue les deux formes de liberté – participation développées plus haut : « Le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté » (Constant, 1819 : 22). L’individu était souverain dans les affaires publiques et esclave dans les rapports privés, ce qui est certes vertueux mais nuisible. Or, « le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » (Ibid., : 22). Le citoyen moderne, indépendant et souverain en apparence est en effet occupé par son intérêt personnel, ce qui rend son rapport à la politique distant, d’où la nécessité de déléguer le pouvoir. Le gouvernement représentatif permet alors de se « décharger ». En ce sens, pour Constant, la transposition de la souveraineté collective des Anciens aux Modernes établie par Rousseau justifie la tyrannie (Constant, 1819 : 25-26). Néanmoins, c’est une critique qui semble peu justifiée car il y a tout de même une sphère individuelle indépendante de la volonté générale pour Rousseau.
A mon sens, la nécessité d’un gouvernement représentatif développée par Constant est un argument du temps et de la préoccupation pour la politique et non de la compétence politique – que l’on retrouve chez d’autres libéraux – tant bien même l’auteur défend l’idée d’un élargissement progressif du suffrage universel.
Constant perçoit un changement majeur entre les Anciens et les Modernes : à l’inverse des Anciens qui avaient un esprit belliqueux, le commerce est aujourd’hui le but unique et la vie véritable des nations. Celles-ci aspirent au repos, au confort, à l’aisance et ont recours, pour ce faire, à l’industrie : le commerce ne laisse pas de temps disponible dans la vie d’un homme. L’exercice quotidien et perpétuel des droits politiques de l’Antiquité est incompatible avec les entreprises, les travaux, les spéculations et les jouissances du monde moderne ; de surcroît le commerce inspire à l’homme un « vif amour pour l’indépendance individuelle » (Constant, 1819 : 18). D’ailleurs Athènes, cas particulier dans le contexte de l’époque selon l’auteur et exemple classique de démocratie en terme de participation populaire, était une cité plus libre que ses consoeurs notamment du fait de sa caractéristique de cité commerçante. Puis, l’économie athénienne ne reposait pas sur l’esclavagisme (comme c’était le cas à Rome) mais sur une économie de petits propriétaires.
Pour résumer, selon Constant – qui conçoit la liberté et la participation politique dans une dimension temporelle – il est nécessaire de trouver un compromis entre liberté individuelle et liberté politique. La liberté individuelle est la véritable liberté moderne et est garantie par la liberté politique qui est, par conséquent, indispensable. Mais sacrifier la première à la seconde est le plus sûr moyen de perdre les deux. Constant ne veut pas renoncer à la liberté politique, mais réclame la liberté civile avec d’autres formes de libertés, participation politiques.
Critiques et mise en perspective de la pensée de Constant
Comme le suggère le litre de l’article, mon objectif est de me détacher de la pensée de Constant afin de fournir un argumentaire « critique » constructif vis-à-vis de celle-ci. Ainsi, les parties suivantes ont pour contenu une remise en question de certaines de ses principales idées ainsi qu’un prolongement temporel de ces dernières, dans l’objectif de savoir si elles peuvent être considérées comme étant en adéquation par rapport à notre situation actuelle en Europe.
Critiques de l’oeuvre de Constant
Tout d’abord, selon le philosophe anglais Bernard Williams (2001), les sociétés modernes sont plus concernées par la liberté mais la perte de liberté aujourd’hui relève du « réalisme ». Une forme de liberté qui n’est offerte par aucun Etat est entièrement irréaliste, et la limitation des conditions de modernité (sûrement justifiée) implique un pas de plus vers une position politique ou affirmation réaliste. Dès lors, la question de la perte de la liberté chère à Constant semble être un phénomène naturel de nos sociétés modernes, indépendamment du régime politique ou plus précisément du mode de participation politique. Autrement dit, la liberté n’est jamais totale.
De surcroît, que nous pouvons relever un paradoxe entre l’idée défendue que le peuple est censé surveiller les représentants et la jugée nécessaire participation des citoyens afin d’éviter le risque de despotisme. De quelle manière cette surveillance peut s’effectuer puisqu’il y a moins de participation et de préoccupation pour les affaires publiques chez les Modernes ? A ce sujet, Constant affirme que le danger couru par les démocraties modernes est moins celui d’un despotisme collectif que celui de l’indifférence des citoyens. La liberté n’est jamais un acquis définitif, elle appelle la responsabilité de chacun et la participation du plus grand nombre. Alors, quel degré de participation faut-il?
Enfin, pour Constant, l’autorité doit assurer efficacement l’éducation morale des citoyens de façon à les rendre indépendants et à les encourager à participer activement de manière citoyenne à l’exercice du pouvoir. Mais au péril de la liberté individuelle ?
Mise en perspective par rapport au contexte actuel de la participation politique
en Suisse et en Europe
Selon le politologue suisse Hanspeter Kriesi (1998), la sélectivité de la participation (en Suisse) – alors que le nombre de votations croît – soulève un problème de légitimité qui semble au moins aussi fort que celui de l’efficacité d’un système politique, efficacité qui semble le seul angle d’analyse de Constant. Ainsi, de nos jours, un système politique dans lequel le peuple ne participe pas ou plus, peut-il demeurer légitime ? Le désinvestissement massif des citoyens modernes à l’égard du vote dans nos démocraties européennes vient certainement accréditer la thèse de Constant qui prône que l’individu moderne est plus égoïste et moins préoccupé par l’intérêt général. Néanmoins, les nombreuses études en sociologie politique (Mayer 2010) qui montrent que d’autres formes de participation politique – notamment non conventionnelles, contestataires (manifestations etc.) – sont privilégiées comme mode d’expression politique à part entière, particulièrement par les jeunes (Muxel 2001), viennent nuancer les travaux de Constant. A ce propos, à l’encontre d’un certain sens commun, la sociologue française Anne Muxel montre que les jeunes ne sont pas dépolitisés, mais au contraire plus informés et ainsi plus critiques et exigeants à l’égard de la classe politique. La distance qui sépare les citoyens modernes et la politique ne semble en effet pas si grande que prétendue par Constant.
Steven Kakon: étudiant en troisième année de bachelor en Science politique à l’Université de Lausanne, ancien membre du département Conférences et débats, et auteur à Cospol.
Bibliographie
– BERLIN, Isaiah, « Two concept of Liberty » (1958), in BERLIN Isaiah, Four essay on Liberty, Oxford : Oxford University Press, 1969.
– CONSTANT, Benjamin (1819), De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes , Mille et une nuits, 2010.
– CONSTANT, Benjamin (1872), Principes de politique, Paris, Guillaumin.
– « Positive and Negative Liberty », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2012 (2003).
– CHRISTMAN, John (1991), « Liberalism and Individual Positive Freedom », Ethics, Vol.101, n°2, pp.343-359.
– KRIESI, Hanspeter (1998),« La démocratie directe », Le système politique suisse. Paris : Economica, pp. 90–139.
– MACCALLUM, Gerald C. (1967), « Negative and Positive Freedom », The Philosophical Review, Volume 76, Issue 3, pp.312-334.
– MANIN, Bernard (2012 (1995)), Principes du gouvernement représentatif, coll. « Champs ».
– MAYER, Nonna (2010), Sociologie des comportements politiques, Armand Colin.
– MUXEL, Anne (2001), L’expérience politique des jeunes, Paris : Presses de Sciences Po.
– PAPADOPOULOS, Yannis (2009), « Démocratie suisse et idéologie populiste : quand on récolte ce qu’on a semé », In A. Vatter, F. Varone & F. Sager (dir.), Demokratie als Leidenschaft: Planung, Entscheidung und Vollzug in der schweizerischen Demokratie, Berne: Haupt, pp.107-116.
– WILLIAMS, Bernard (2001), « From Freedom to Liberty : The construction of a Political Value », Philosophy & Public Affairs, Volume 30, n°1, pp.3-26.
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