Tout le pouvoir au peuple ? Réflexions sur les mythes autour de la démocratie directe helvétique
“Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maitre il n’y a plus de Souverain, et dès lors le corps politique est détruit.”
– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social.
Le système politique helvétique est souvent perçu comme un système démocratique abouti, si ce n’est le plus abouti, et ne manque pas de nourrir des envies en dehors de ses frontières. Par exemple, Présence Suisse, l’organe chargé par la Confédération de véhiculer l’image de la Suisse à l’étranger, organise couramment des visites de délégations étrangères (Uruguay, Bulgarie, …) en Suisse visant à valoriser les institutions Suisses aux yeux des autres nations. Ce faisant, il participe à la production d’un discours normatif sur le système politique Suisse qui serait un modèle unique de démocratie, qui plus est des plus inspirant pour les autres nations. Bien plus tôt, Joseph Schumpeter (1883-1950), économiste et politologue autrichien, écrivait en 1942[1] : « La Suisse est le meilleur exemple d’une démocratie de ce type [directe]. Il n’existe guère de motifs de querelle dans ce monde de paysans qui, à l’exception de ses banques et de ses hôtels, n’entretient pas de grandes entreprises capitalistes et dont les problèmes politiques sont tellement simples et tellement stables qu’il y a toutes les raisons de s’attendre à ce qu’une majorité écrasante des citoyens les comprennent et tombent d’accord à leur sujet » (Cité dans Kriesi, 1995 : 110).
Très critique envers la démocratie directe, Schumpeter dresse un portrait peu flatteur – et pour le moins simpliste – de l’Helvétie et de ses institutions, mais sa vision rejoint une image des citoyen-ne-s helvètes qui perdure encore aujourd’hui : celle d’individus participant de manière directe au processus de décision politique, ceci de manière régulière. Dans cette conception, le peuple participe de manière étendue à la prise de décision politique et possède une culture politique plus importante que dans les autres pays, faisant ainsi de la démocratie directe un des piliers de l’identité nationale et confirmant l’existence d’une voie particulière helvétique – un Sonderfall[2] – au milieu d’un concert de nations qui peinent à assurer la stabilité de leurs régimes.
Cette image se fonde en grande partie sur l’existence en Suisse de droits politiques d’un type particulier, les droits populaires, outils grâce auxquels les attributions du corps électoral helvétique dépassent la seule élection de représentants. En effet, les citoyen-ne-s Suisses peuvent, s’ils-elles le souhaitent, impulser une modification de la Constitution (initiative populaire) ou appliquer leur véto à une décision prise par le Gouvernement ou le Parlement (référendum populaire facultatif et obligatoire). L’existence de ces droits amène certains analystes à qualifier la Suisse de « démocratie semi-directe ». Pour Yannis Papadopoulos, il s’agit en fait « d’un compromis entre, d’un côté les contraintes de la grande taille et de la dispersion du corps électoral et, de l’autre, l’exigence d’une participation des citoyens à la prise de décision qui ne soit pas médiatisée par des représentants » (1994 : 23).
Si les droits populaires sont souvent érigés en porte-drapeaux de la nation Suisse – tant dans les médias que dans les discours politiques – cette contribution a pour but de remettre en question certaines idées reçues relatives à la démocratie directe en Suisse, sans toutefois, et l’exercice n’est pas facile, en atténuer ses vertus. Si certaines personnalités tendent à attribuer aux Helvètes l’implantation de la démocratie directe en Europe, nous discuterons ce postulat en montrant les divers canaux par lesquels la philosophie relative à la participation directe des citoyens dans le processus politique s’est diffusée durant le 19ème siècle. Ensuite, nous discuterons des apports de la science politique sur ce thème, notamment en questionnant l’impact de ces institutions sur le système politique, à savoir non seulement les groupes les utilisant, mais aussi dans quelle mesure l’on peut leur attribuer un facteur de socialisation politique. Pour finir, nous aborderons quelques enjeux contemporains relatifs à la démocratie Suisse. En d’autres termes, cet article invite à un regard critique sur les droits populaires en se demandant a quel point leur idéalisation se reflète dans la pratique.
Des Landsgemeinde aux droits populaires
La démocratie directe dans les Cantons Suisse sous l’Ancien-Régime
Les premières formes de participation directe du peuple aux affaires publiques en Suisse remontent au 13ème siècle. Ainsi, la première Landsgemeinde, assemblée populaire où le peuple dispose de pouvoirs élargis et vote à main levée, se déroule dans le canton de Schwyz en 1294. Cette pratique est aussi utilisée dans les cantons voisins d’Uri et de Nidwald. Si ce modèle semble rejoindre l’idéal démocratique antique, il convient de mentionner que, face à l’absentéisme, des conseils législatifs – non élus par l’assemblée mais par les maires des communes – furent mis en place afin de traiter des affaires urgentes ne pouvant attendre la délibération populaire annuelle. Au début du 18ème siècle, ces conseils se retrouvent concentrés entre les mains des élites économiques et investis de pouvoirs de plus en plus importants. Dans cette configuration et sans secret du vote, les Landsgemeinde deviennent des assemblées destinées à ratifier les décisions des élites qui peuvent, en direct, contrôler leurs électeurs (Papadopoulos, 1994 : 26-27). Assemblées souveraines certes, mais connaissant des manquements quant à l’exercice pragmatique du pouvoir, les Landsgemeinde dans les cantons helvètes à la fin du Moyen-âge tendent à se vider de leur substance et il devient donc difficile, voire erroné, d’y voir le point de départ des mécanismes référendaires qui seront mis en place plus tard (Ibid. : 32).
Du mouvement libéral…
En revanche, le processus de mise en place des droits populaires en Suisse peut être associé aux idéaux portés par la Révolution française de 1789 qui, suivant le modèle proposé par Rousseau dans le Contrat social (1762), appellent à plus de participation du peuple. D’ailleurs, l’invasion de la Confédération par les Français dès 1792 mènera à l’instauration en 1798 d’une nouvelle Constitution qui prévaudra jusqu’en 1803[3] et qui institue le référendum obligatoire (Ibid. : 32).
Quelques années plus tard, les idéaux révolutionnaires et libéraux du début du 19ème siècle ne manquent pas de trouver écho dans certains cantons helvétiques. À la suite des évènements de juillet 1830 à Paris, plusieurs Cantons souhaitent des réformes de leurs Constitutions qui, sous la Médiation, ne sont pas conformes aux idéaux libéraux. Dans le canton de Vaud en 1831, la foule envahit le Château de Lausanne, siège du Gouvernement, et demande que les citoyens masculins puissent élire une constituante (Walter, 2010 : 146). Dans les années qui suivent, plusieurs cantons reverront leur charte fondamentale (Berne en 1831) calquée sur le modèle libéral. Malgré tout, il faut préciser que ces idées libérales ne se focalisent pas sur la démocratie directe et aspirent surtout à institutionnaliser des valeurs telle que la liberté de la presse, la liberté de commerce et la démocratie représentative – évolutions qui visent à contrer le pouvoir de l’aristocratie traditionnelle mais qui perpétuent une vision élitiste de la politique (Walter, 2010 : 14). Face à cette « bourgeoisie » dominante, une partie des libéraux, classés sous l’appellation de radicaux (ou variante progressiste des libéraux), vont prôner un retour de la souveraineté au peuple, non pas par la représentation, mais par la participation directe à la politique. Plus jeunes, plus enclins à provoquer des manifestations de masse, les radicaux vont à terme se jouer des institutions et devenir une force politique majeure après la guerre du Sonderbund (Ibid. : 17).
C’est sous leur domination et celle des libéraux que la Constitution de 1848 est rédigée (en six semaines !) et adoptée par quinze Cantons et un demi-Canton (Walter, 2010 : 35)[4]. Bien que cette version soit progressiste et démocratique pour l’époque, elle accorde peu d’importance à la démocratie directe – notamment en comparaison aux outils existants dans les Cantons (Ibid. :33) – et ceci malgré la volonté affichée des vainqueurs d’intégrer les perdants au système politique (Humair, 2009 : 71).
Malgré tout, et vue du reste de l’Europe, la Révolution suisse fait figure de modèle et d’aucuns y voient « l’accomplissement du processus amorcé avec la grande Révolution française de 1789. Elle concrétise les idéaux des Lumières et l’héritage des révolutions américaines et françaises. » (Walter, 2010 : 41).
…au mouvement ouvrier
Dans la seconde partie du 19ème siècle, on peut aussi voir un regain d’intérêt pour la démocratie directe porté par une partie du mouvement ouvrier naissant. Face à l’insatisfaction croissante envers le système représentatif, plusieurs personnalités socialistes appellent en effet à plus de démocratie. C’est le cas de Karl Bürkli (1823-1901), démocrate socialiste du Canton de Zürich, pour qui la démocratie directe est un système ou « le peuple, libre de toute vassalité, réparti en sections de communes, établit lui-même les lois, et vers laquelle la démocratie représentative doit nécessairement et logiquement conduire tôt ou tard par l’instruction et la formation du peuple » (Cité dans Vuilleumier, 1996 : 166). Pour Bürkli et ses sympathisants, le cours de l’histoire est tout tracé : à terme, la Suisse sera un modèle parfait de démocratie directe. Toutefois, bien que les instruments de démocratie directe se développeront par la suite (en 1874 et 1891), la démocratie pure envisagée par le socialiste ne se concrétisera jamais.
Le point de vue des élites politiques : élitistes et participationnistes
D’un point de vue politique, les débats qui ont précédé l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution – mais aussi plus tôt, lors des débats sur l’introduction de l’initiative populaire dans la Constitution vaudoise en 1845 – voient s’opposer deux visions différentes des modalités d’exercice démocratique du pouvoir. Pour Bernard Voutat, les discussions s’articulent autour du clivage entre les défenseurs du système représentatif et ceux pour qui la conduite des affaires politiques doit se faire directement par le peuple. Chez les premiers, la peur du « trop » de démocratie directe est la pierre angulaire d’un discours visant à restreindre les droits populaires. Il s’agit principalement des « conservateurs » qui voient dans ces droits des outils qui, utilisés trop souvent et de manière inadéquate par les minorités, auraient pour effet de réduire l’efficacité du système politique. Face à cette conception, qui peut être qualifiée d’élitiste, les radicaux produisent un discours antagoniste : la mise en place de mécanismes de démocratie directe permet au contraire de légitimer le pouvoir politique. De plus, une démocratie impliquant de manière importante des citoyens est un système qui permet à terme de former un souverain éclairé, celui-là même que décrivait Bürlki (Voutat, 2005: 203).
Si ce débat semble a priori opposer des systèmes de croyances autour de ce qu’est la « bonne démocratie », il convient de mentionner que ces prises de positions sont aussi le fruit d’une anticipation que les acteurs politiques font des effets de l’introduction ou non des droits populaires sur le fonctionnement du système politique ; c’est-à-dire sur eux-mêmes et leur position au sein dudit système. Cette opposition n’est pas immuable et les différents protagonistes n’hésiteront pas à changer de camp lorsqu’il s’agira d’obtenir des victoires politiques (Ibid. : 203).
Au final, la diffusion et l’instauration des droits populaires en Suisse relèvent plus d’une importation que d’une invention helvète ; d’autant plus que leur mise en place ne fut pas acceptée sans débats d’idées opposant des conceptions différentes de la démocratie, du rôle que les citoyen-ne-s ont à jouer dans la conduite des affaires publiques, ou aussi des projections des partis dans des victoires politiques futures pouvant être acquises grâce à ces droits.
La démocratie directe à l’épreuve de la sociologie
Depuis leur introduction, les droits populaires ont nourri des controverses autour de leur utilisation, de leur supposée dénaturation ou de leurs vertus essentielles. Nous tâcherons de dépasser cette conception pour montrer quels facteurs tendent à atténuer la portée démocratique des droits populaires.
Au préalable, il convient de revenir quelque peu sur la logique que les politologues attribuent au droits populaires. Hans-Peter Kriesi, revenant sur les travaux de Neidhart, insiste sur le caractère intégratif du référendum facultatif. En effet, son existence contraint les décideurs à édulcorer la législation en vue d’éviter une sanction référendaire – notamment en consultant les potentiels groupes opposants – ce qui peut être vu comme un frein à l’innovation. Toujours selon Kriesi, l’initiative en tant qu’impulsion permet la mise à l’agenda d’un problème. Néanmoins , elle peut aussi conduire à une surcharge du système et a fortiori à une certaine lenteur de l’action politique (Kriesi, 1995 : 88-89). En définitive, ces analyses tendent à attribuer aux droits populaires des fonctions au sein d’un système politique complexe mais ne permettent pas d’appréhender les institutions dans leurs pratiques.
Les limites de la souveraineté populaire
En pratique, analyser les droits populaires amène à se questionner sur l’identité des groupes ayant « capacité référendaire », susceptibles de payer le « prix d’entrée » permettant d’accéder à l’arène décisionnelle. En effet, la récolte de signatures[5] n elle-même demande la mobilisation de ressources importantes – tant financières qu’humaines – en vue d’un éventuel aboutissement. A contrario de la conception selon laquelle le citoyen peut à tout moment impulser une loi ou contester une décision rendue, plusieurs études montrent qu’il subsiste de fortes inégalités entre les groupes qui peuvent émerger notamment lors de la campagne, amenant certains à considérer que « la victoire s’achète aux urnes » (Hertig, 1982, cité dans Kriesi, 1995 : 112). De manière plus modérée, il convient de relever qu’en effet les institutions de démocratie directe se retrouvent dénaturées dans la mesure où seul certains groupes sont susceptibles de gagner une campagne : « on remarque donc que l’espace (…) politique ouvert par les droits populaires se montre dans les faits très inégalitaire, réduisant de fait l’ouverture promise d’une démocratie élargie à des processus ratifiant des rapports de pouvoir (…) » (Voutat, 2012 : 46 ).
En somme, l’exercice de la démocratie en Suisse ne résiste pas à un « biais upper class » dans le sens où se sont souvent les citoyens et citoyennes les plus éduqué-e-s qui se rendent aux urnes, mais aussi parce que ce sont les organisations les mieux organisées et les plus fortunées qui sont à même de fournir l’effort nécessaire à l’aboutissement d’une initiative ou d’un référendum (Papadopoulos, 2009 : 110). Ces éléments nous amènent donc à aborder plus en profondeur la question de la participation politique.
Le « problème » de la participation politique
En Suisse, comme ailleurs en Europe, le taux de participation reste bas, notamment lors des votations populaires – 45.6% en moyenne au niveau national entre 2011 et 2015[6] – ce qui nous amène à nous interroger sur la véracité d’un facteur de socialisation politique tendanciellement imputé aux droits populaires.
Si les limites formelles d’accès aux arènes politiques sont connues et peuvent être dépassées, du moins en mobilisant d’importantes ressources, elles n’altèrent en rien l’apparition de freins informels pour la plupart du temps ignorés par le discours politico-médiatique. Ainsi, le faible taux de participation peut s’expliquer en partie par une auto-exclusion du jeu politique par manque de compétence (supposée)[7]. En effet, au vu de la complexité de certains objets, l’électeur ou l’électrice peu ou mal informé-e renoncera à exercer son droit de vote. À cela peut venir s’ajouter une certaine lassitude relative à la fréquence des scrutins ou simplement un manque d’intérêt généralisé pour la politique qui, rappelons-le, reste la norme en matière de comportement politique (Linder, 2010 : 111). Nous pouvons donc argumenter que, loin de favoriser une culture civique importante, « l’image d’Epinal associant la démocratie directe à la prise en charge permanente (…) des affaires publiques directement par le peuple ne résiste pas à l’analyse des conditions sociales de la politisation » (Voutat, 2005 : 213). De plus, la majorité gagnante (the deciding majority) ne dépasse que rarement les 24% (Linder, 2010 : 110)[8] ; et ce constat nous amène à repenser notre vision de ce qu’est le « peuple » auquel se réfère les élue-e-s de manière récurrente, sans toutefois être en mesure de le définir clairement.
Le mythe du peuple indivisible
À contre-courant du discours qui tend à attribuer au peuple une volonté propre – « le peuple Suisse a parlé ! » –, il est bon de rappeler que la démocratie directe ne peut à elle seule donner naissance à la volonté générale si chère à Rousseau, car le peuple demeure une abstraction, une entité insaisissable qu’il faut éviter de réifier. Autrement dit « Le peuple suisse, c’est l’ouvrier de Saint-Gall, le camionneur de Brougg, l’étudiant de Genève, le paysan de Trubschachen, la barmaid de Bâle, le menuisier de Bôle, le jeune cadre de Winterthur, le retraité CFF de Martigny, qui n’ont pas grand chose en commun […] lorsqu’il se rend aux urnes, le peuple Suisse est une fiction » (Aubert, 1978 : 258). Outre la surreprésentation du genre masculin dans sa démonstration étant très discutable[9], l’auteur montre bien que les institutions de la démocratie directe ne peuvent pas être considérées comme le seul média par lequel la voix du peuple s’exprime – si ce n’est dans les discours nationalistes – tant la Suisse demeure une société multiculturelle.
L’analyse sociologique des droits populaires nous invite dès lors à rompre avec une vision romantique des institutions helvétiques. Si l’initiative et le référendum sont indéniablement des éléments incontournables de la vie politique suisse et contribuent à fonder un espace de débat citoyen – dont la qualité, à l’heure des réseaux sociaux, reste à prouver – leurs impacts attendus sur une forte politisation, une forte participation et a fortiori la prise en main des affaires publiques par les citoyens ne sont pas avérés dans les faits.
Défis actuels
Les droits populaires face au droit international
Malgré ces constats, il est encore fréquent de voir – dans la presse entre autre – des analyses favorisant un phénomène d’ « absolutisation de la démocratie directe » (Papadopoulos, 2009 : 107). Dans les colonnes du 24 heures (8 décembre 2016), le journaliste Arthur Grosjean s’offusquait du traitement réservé par les chambres fédérales à l’initiative du 9 février 2014[10] : « le Parlement s’assoit donc en toute bonne conscience sur la Constitution ». Selon lui (et les défenseurs de l’initiative) la volonté populaire est bafouée. Ce discours s’inscrit dans la vision idéalisée des institutions suisses portée par certains partis de droite – parfois de gauche – qui placent le peuple comme force absolue de l’Etat et de facto supérieur au Parlement et au droit international.
À ce sujet, il convient premièrement de rappeler que, loin d’être une démocratie directe pure, le système Suisse est avant tout représentatif. II s’agit bien d’une architecture institutionnelle mixte au sein de laquelle le peuple et ses représentants font tout les deux parties du souverain ; le premier ne pouvant réduire le second au statut de simple exécutant (Ibid. : 108). Deuxièmement, dans un contexte de judiciarisation et de diffusion du droit international, les droits populaires se heurtent parfois à des volontés supranationales (comme la Cour européenne des droits de l’homme) ; ce qui tend à redonner vigueur aux idées nationalistes sur lesquelles certains partis construisent partiellement leur électorat. Il est donc, pour certains, nécessaire de combattre une trop forte idéalisation de la démocratie directe, combat qui s’annonce difficile : « comment les citoyens peuvent ils accepter facilement la primauté du droit international, alors qu’ils ont vécu dans le mythe de la souveraineté, longtemps entretenu par leurs propres élites ? » (Ibid. : 114).
Dépôt par l’Union démocratique du centre (UDC) de l’initiative populaire Le droit Suisse au lieu des juges étrangers (initiative pour l’autodétermination) en août 2016
Le renouveau démocratique
Dans ce contexte, il est probable que le fossé entre défenseurs et détracteurs de la démocratie directe se creuse dans les années qui viennent, ouvrant ainsi un débat national non pas sur les sujets des votations, mais bien sur la place à donner aux institutions démocratiques indigènes dans un environnement de plus en plus globalisé.
Parlant spécifiquement de l’initiative populaire, François Cherix[11] écrivait dans Le Temps que l’initiative était devenue un « outil marketing » savamment utilisé par les partis de droite pour diffuser des idées « populistes » ; elle doit donc être réformée. Moins pessimiste, Charles Kleiber[12] estime qu’au contraire les droits populaires sont les seuls à même de contenir les excès ; mais cette démarche doit aussi être le fait des partis qui, pris dans des jeux de pouvoir, doivent être en mesure de mener des campagnes politiques basées sur les faits et non l’émotion.[13]
Ce débat marque donc l’importance pour le peuple suisse – entendu au sens large et non pas restreint de corps électoral – d’être à la hauteur et de constater que les promesses de la démocratie directe ne se font pas sans concessions. Premièrement, son existence contraint les Helvètes et les dirigeants politiques à accepter des législations parfois loufoques et a priori hors sujet (ou du moins qui heurtent certaines sensibilités) au nom de la démocratie. En effet, «[…] le peuple n’a ni tort, ni raison mais il décide » (Chollet, 2011 : 107) et c’est bien là un élément essentiel de tout système véritablement démocratique. De plus, il est aussi souhaitable de favoriser, dans les écoles, les collectivités locales et autres espaces sociaux, un climat propice au débat d’idées afin de développer l’esprit critique des (futur-e-s) citoyens et citoyennes, sans lequel les aspirations démocratiques risquent de rester lettre morte. Aussi, peut-être est-il nécessaire d’adopter une vision élargie de notre conception de ce qui est démocratique ; c’est à dire accepter une vision dans laquelle « vivre en démocratie » ne se limite pas au rapport entre l’Etat et le « peuple », mais englobe un ensemble de pratiques démocratiques qui s’appliquent à toutes les activités sociales auxquelles nous prenons part.[14]
Au final, ce sont ces éléments qui doivent être mis en avant afin de valoriser les institutions de démocratie directe (et non en limiter l’usage) et tenter de redonner de la vigueur et de la sincérité au débat public. Dans la foulée, il est nécessaire de porter un regard moins biaisé sur les institutions nationales en rejetant en partie l’idée d’un Sonderfall démocratique Suisse tant notre système, bien qu’abouti sur le papier, ne puisse se targuer d’avoir fourni une réponse à la participation décroissante, à l’inégalité entre ses habitant-e-s et à la montée en puissance des partis nationalistes-conservateurs, phénomènes touchant aussi nos voisins européens – faisant du « peuple » helvétique un souverain comme les autres.
Loïc Modoux
[1] Dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie.
[2] Le terme alémanique de Sonderfall se rapporte à l’idée que la Suisse constitue une exception dans le paysage politique européen – ceci dès le 19ème siècle – de par ses éléments nationaux constitutifs que sont la démocratie directe, la neutralité et le fédéralisme. Le Sonderfall fait alors partie intégrante du discours nationaliste et connait un nouveau souffle depuis le début des années 1990, porté par les milieux nationalistes et conservateurs (Kreis, 2013). Dans cet article, l’on se réfère à la notion de Sonderfall uniquement à propos des discours établit autours de la démocratie directe.
[3] Instauration de la République helvétique par la France entre 1798 et 1803. Paradoxalement, cette Constitution interdit les Landsgemeinde.
[4] Soit tous les Cantons sauf Zoug, le Valais, le Tessin, Uri, Schwyz, Obwald, Nidwald et Appenzell Rhodes-Intérieures.
[5] 100’000 en 18 mois pour une initiative populaire (art. 138 et 139 Constitution fédérale) et 50’000 en 100 jours pour un référendum facultatif (Art. 141 Constitution fédérale).
[6] Source OFS : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/politique/votations.assetdetail.81637.html
[7] Pour une analyse plus poussée du concept de (in)compétence politique, voir les travaux de Pierre Bourdieu (La Distinction, 1979) et Daniel Gaxie (Le Cens Caché, 1978).
[8] Linder utilise les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS) pour calculer la majorité gagnante sur les votations populaires entre 1880 et 2006.
[9] Il convient de rappeler ici que les femmes ont le droit de vote au niveau fédéral depuis 1971 seulement.
[10] Initiative « contre l’immigration de masse », acceptée par le peuple à 50,34%.
[11] Membre du Parti socialiste. Il a publié récemment un ouvrage intitulé Qui sauvera la Suisse du populisme ? aux éditions Slatkin (2016).
[12] Ancien secrétaire d’Etat à l’éducation et à la recherche (1997-2007), réalisateur du documentaire La démocratie à l’épreuve de la mondialisation.
[13] Emission Forum du 9 janvier sur la RTS : L’avenir de la démocratie directe en Suisse fait débat.
[14] A ce sujet, voir les travaux de Chantal Mouffe sur le concept de radical democracy : Mouffe, Chantal. 1993. The Return of the Political. London : Verso.
Ouvrages
Aubert, Jean-François. 1978. Exposé des institutions politiques de la Suisse à partir de quelques affaires controversées. Lausanne. Payot.
Chollet, Antoine. 2011. Défendre la démocratie directe. Lausanne. Presses polytechniques et universitaires romandes.
Humair, Cédric. 2009. 1848, Naissance de la Suisse moderne. Lausanne. Editions Antipodes et Société d’Histoire de la Suisse romande
Kriesi, Hanspeter. 1995. Le système politique Suisse. Paris. Editions Economica.
Linder, Wolf. 2010. Swiss Democracy. Possible Solutions to Conflict in Multicultural Societies. London. Palgrave Macmillan.
Papadopoulos, Yannis. 1998. La démocratie directe. Paris. Editions Economica.
Vueilleumier, Marc. 1996. « Le courant socialiste au XIXème siècle et ses idées sur la démocratie directe ». In Les origines de la démocratie directe, publié par Andreas Auer, 163-189. Bâle ; Francfort-sur-le-Main : Helbing et Lichtenhahn.
Walter, François. 2010. « Le temps des révolutions (1750-1830) ». Histoire de la Suisse, Tome 3. Neuchâtel. Editions Alphil-Presses universitaires suisse.
Walter1, François. 2010. « La création de la Suisse moderne » (1830-1930) ». Histoire de la Suisse, Tome 4. Neuchâtel. Editions Alphil-Presses universitaires suisse.
Articles de revue
Papadopoulos, Yannis. 2009. « Démocratie suisse et idéologie populiste : quand on récolte ce qu’on a semé ». In Demokratie als Leidenschaft : Plannung, Entscheidung und vollzug in der Schweizerischen demokratie, publié par Adrian Vatter, Frédéric Varone, Fritz Sager. Bern. Haupt Verlag.
Voutat, Bernard. 2005. « A propos de la démocratie directe. L’expérience helvétique ». In Gestion de proximité et démocratie participative, publié par Marie-Helène Bacqué et al. Découverte « Recherches », p. 197-216.
Voutat, Bernard. 2012. « Les droits populaires sont ils…populaires ? Quelques réflexions sur l’initiative et le référendum en Suisse ». Les cahiers de l’institut (5), p. 28-50.
Articles (consultés en ligne)
Cherix, François. « Le droit d’initiative est devenu un outil marketing ». Janvier 2017. URL : https://www.letemps.ch/opinions/2017/01/27/francois-cherix-droit-dinitiative-devenu-un-outil-marketing
Grosjean, Arthur. « Le parlement s’assoit sur la Constitution ». Décembre 2017. URL : http ://www.24heures.ch/signatures/editorial/Le-parlement-s-assoit-sur-la-Constitution/story/31156786
Kleiber, Charles. « La démocratie directe peut tuer le populisme ». Janvier 2017. URL : https://www.letemps.ch/opinions/2017/01/27/charles-kleiber-democratie-directe-tuer-populisme
Kreis, George. « Sonderfall ». Dictionnaire historique de la Suisse. Juin 2013. URL : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F49556.php
Images (dans l’ordre)
“Les cartes de vote se sont élevées sous une petite pluie fine, juste le temps pour le Landammann (président du conseil d’Etat) d’évaluer, à l’œil, si le oui ou le non l’emportait”. © GIAN EHRENZELLER / Keystone. URL : https://www.letemps.ch/suisse/2017/05/07/landsgemeinde-refuse-dinterdire-burqa
La landsgemeinde d’Appenzel, fin du 18ème siècle, aquarelle, copy right Marc Hutter/Museum Appenzell, 2002. URL : http://www.lebendigetraditionen.ch/traditionen/00180/index.html?lang=fr
Dépôt par l’Union démocratique du centre (UDC) de l’initiative populaire. Le droit Suisse au lieu des juges étrangers (initiative pour l’autodétermination) en août 2016. Photo Keystone. URL : http://www.arcinfo.ch/articles/suisse/plus-de-116-000-signatures-deposees-par-l-udc-pour-la-primaute-du-droit-suisse-565870?image=1
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