Stérilisations non consenties : une histoire moderne du génocide des peuples natifs américains (1970-1976) par Anouk Essyad
« They took our past with a sword and our land with a pen.
Now they’re trying to take our future with a scalpel. »
– Une femme native américaine (citée par Ralstin-Lewis, 2005 :78)
En 1974, Julie, une femme native américaine de 28 ans, est stérilisée par un cabinet du Indian Health Service. Formellement, cette opération n’a pas été forcée, puisque Julie a signé un formulaire de consentement… alors qu’elle était en train d’accoucher et qu’elle pensait valider une simple formalité pour recevoir un antidouleur (Lawrence, 2000 : 414).
Son cas n’est malheureusement pas isolé : on estime en effet que 42% des femmes indigènes ont été stérilisées dans les années 1970 (Glauner, 2002 : 939), dans le cadre d’un programme de contrôle des naissances. Ironiquement, au même moment, les femmes blanches sortaient victorieuses de leur lutte pour le droit à l’avortement (qu’elles ont acquis en 1973). Les droits reproductifs ne sont ainsi pas les mêmes pour ces dernières que pour les femmes racisées et pauvres, dans la mesure où le racisme (et la classe sociale) affectent profondément la manière dont le patriarcat s’exerce sur les femmes, et notamment sur leurs corps (Davis, 1983). Pour les femmes natives américaines, comme on va le voir, ce racisme prend la forme d’un génocide s’exerçant, notamment, à travers une politique de stérilisation qui les vise tout particulièrement.
Néanmoins, le lien entre stérilisation contrainte et génocide n’est pas mécanique : il faut donc examiner la définition de ce concept pour déterminer s’il s’applique effectivement à ce cas (Levine & Bashford, 2010 : 139). En 1948, l’ONU le caractérise ainsi comme « l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : (a) Meurtre de membres du groupe; (b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; (c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; (d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; (e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ».
Les peuples natifs américains ayant historiquement été concernés par toutes ces dimensions, on peut dire qu’ils ont été les cibles d’un génocide. Néanmoins, pour la période qui nous intéresse, et par rapport à la politique de contrôle des naissances, on ne retrouve pas la dimension d’intentionnalité de destruction de ces groupes (qu’ils soient définis selon la dimension ethnique, raciale ou religieuse). Ainsi, si, dans une dimension historique plus large, on comprend que ces stérilisations s’inscrivent dans un processus de génocide, cette notion de génocide ne permet pas elle-même d’en rendre compte. Il faut donc pour ce faire, recourir à un autre concept, et je propose d’utiliser celui de biopolitique, développé par Michel Foucault, et que l’on peut définir très sommairement ici comme une forme d’exercice du pouvoir qui, contrairement au pouvoir souverain, ne porte pas sur un territoire, mais sur une population à travers les corps (Genel, 2004 : 1-2).
Dès lors, il s’agira ici de déterminer dans quelle mesure ce concept permet de comprendre l’étendue de ces stérilisations et leur inscription dans un génocide des peuples indigènes. Pour ce faire, je commencerai par présenter très brièvement l’histoire et la forme de ce génocide. Puis, je présenterai la période historique au cours de laquelle ces stérilisations se sont déroulées. Je mentionnerai ainsi le contexte idéologique et politique structurant cette politique de contrôle des naissances, la manière dont cette politique s’est concrétisée, et les conséquences qu’elle a admis pour les peuples natifs américains. Finalement, j’appréhenderai ces stérilisations à travers la notion de biopolitique.
Un génocide oublié : l’annihilation progressive des peuples indigènes
Les stérilisations sous contrainte n’ont pas concerné que les femmes natives américaines, mais aussi les femmes noires et sud-américaines (Davis, 1983 : 151). Néanmoins, d’une part, les femmes indigènes sont quantitativement celles qui en ont le plus souffert, et d’autre part, ces stérilisations obéissent à des « different social and cultural realities [that] set them apart from other women of color » (Ralstin-Lewis, 2005 : 77). Cette première partie vise dès lors à décrire ces réalités sociales particulières.
Le gouvernement fédéral et la « question indienne » (Glauner, 2002: 929)
Pour beaucoup d’auteurs (Ralstin-Lewis, Glauner, Smith ou encore Lawrence)[1], les peuples natifs américains ont été et sont victimes d’un génocide, dans la mesure où toutes les dimensions présentées en introduction se retrouvent dans leur histoire. Ainsi, Lindsay Glauner postule que le but visé par tout l’ensemble de politiques (publiques, militaires, etc.) concernant ces peuples visait à les annihiler (tout du moins en partie) (Glauner, 2002 : 911-912). Elle montre que ce processus de génocide a pris des formes historiques variées : avec, après la mort de millions de personnes, le déplacement forcé de toutes ces nations de l’est vers l’ouest en 1830 ; puis la perte de leur souveraineté en tant que nation en 1871, en conséquence de laquelle « [they] became wards of the government, losing control of their land, the private education of their children, their tradition, and ultimately, their identity » (Glauner, 2002 : 934). Ainsi, ce génocide prend également la forme d’un « épistémicide » (De Sousa Santos, 2011), dans la mesure où il entraîne la destruction de nombres de cultures, langages et traditions natives américaines.
Par conséquent, ces peuples se trouvent dans une situation complexe, en tension entre la lutte pour leur souveraineté et la reconnaissance de leurs droits d’un côté et leur dépendance à l’égard du gouvernement fédéral (notamment dans le domaine de la santé) de l’autre. Ainsi, comme l’écrit Marie Rastin-Lewis, « facing poverty and having few options, many Native women remained almost entirely dependent on the federal government for health care through IHS [ndlr : the Indian Health Service] » (2005: 77).
L’Indian Health Service, qui est responsable de ces campagnes de stérilisation, vise à l’origine à répondre aux besoins de santé des personnes natives américaines. Il trouve son origine dans plusieurs décisions et programmes du gouvernement fédéral, et était à l’origine lié au Bureau des Affaires Indiennes (BIA), responsable des politiques susmentionnées (Lawrence, 2000: 402). En 1955, le congrès décide que tout ce qui est lié à la santé des personnes natives américaines est désormais sous la responsabilité du service public de la santé (PHS), dépendant du département de la santé, de l’éducation et de l’aide sociale (HEW[2]). Dès 1965, « the IHS began providing family planning service for Native Americans (…) under the authority of the HEW and the PHS. Family planning services provide women with information on the different methods of birth control » (Lawrence, 2000: 403). Comme on va le voir, ces nouveaux services sociaux s’inscrivent dans un contexte socio-politique particulier, qu’il est indispensable de présenter pour comprendre ces politiques de stérilisation.
La période 1970-1976 : la reprise des politiques de contrôle de la population
1970-1974 : les politiques de contrôle des naissances
Dans ces années, on assiste, selon Alexandra Stern, à un changement du paradigme du contrôle des naissances : il y aurait en effet « a shift in the criteria employed to sanction reproductive surgery, as an emphasis on parenting skills and welfare dependency began to supplant hereditary fitness and putative innate mental capacity as the determinants of an individual’s social and biological drain on society » (2005 : 1132). Désormais, la dépendance à l’aide sociale et le poids que cela ferait peser sur l’état-providence devient un critère de ‘non-adaptation’ à la société, ce qui est paradoxal puisque le nombre de femmes à l’aide sociale avait alors considérablement augmenté en raison de la « guerre contre la pauvreté » menée par l’administration Johnson (Lawrence, 2000 : 410). Comme on le devine, ce critère place les femmes indigènes dans une position très vulnérable, puisque, comme on l’a vu dans la première partie, elles se trouvent dans une situation de presque totale dépendance vis-à-vis des aides sociales.
Pour Stern (2005 : 1132), trois facteurs permettent de comprendre cette évolution dans la politique de contrôle des naissances : cette époque est marquée par l’acquisition par le courant dominant du mouvement féministe des droits reproductifs[3], par un engagement massif du gouvernement pour le planning familial et politiques sociales de santé, et finalement par la popularité croissante de l’idée de non-croissance de la population, (en lien d’une part avec les préoccupations de certains environnementalistes sociaux et d’autre part , avec les discours de restriction de l’immigration).
Ainsi, quelques années après le début de la guerre contre la pauvreté, soit en 1970, l’administration Nixon lance une campagne de stérilisation subventionnée au niveau fédéral. Cette dernière comportait également un aspect propagandiste. Par exemple, en 1974, le HEW distribue une brochure vantant les bienfaits de la stérilisation, dans laquelle on trouve notamment le schéma suivant (Rastin-Lewis, 2005 : 78).
Extrait d’une brochure intitulée « Plan your family » distribuée en 1974 par le département de la santé, de l’éducation et de l’aide sociale
Les docteurs voulant effectuer une stérilisation devaient obtenir le consentement de leur patiente. Néanmoins, le HEW n’avait mis en place aucune directive concernant ces procédures, et la manière de définir le consentement éclairé pouvait alors varier d’une région à l’autre (Lawrence, 2000 : 405). Cela laissait donc place à une marge de manœuvre considérable aux médecins, en majorité des hommes blancs, qui souscrivaient à cette idée d’aider la société en limitant les personnes dépendantes de l’aide sociale. L’un d’entre eux déclare ainsi : « People pollute, and too many people crowded close together cause many of our social and economical problems. These in turn are aggravated by involuntary and irresponsible parenthood (…). We also have obligations to the society of which we are part. The welfare mess (…) cries out for solutions, one of which is fertility control » (cité par Smith, 2003 : 73).
On voit ainsi très bien que cette idée environnementaliste de surpopulation freinant la société fournit un cadre idéologique structurant d’une part le discours émergent des autorités officielles (comme nous l’avons vu avec l’exemple de la brochure distribuée par le HEW), et celui des médecins d’autre part, malgré le fait que ces derniers n’aient pas forcément été confrontés à la propagande des autorités officielles. La conséquence de ces discours est qu’en 1973 déjà, on estime qu’entre 100’000 et 150’000 femmes (principalement natives américaines) ont été stérilisées à travers ce programme financé au niveau fédéral (Glauner, 2002 : 938).
Le cas Relf versus Weinberger (1974) et ses conséquences
La même année, Minnie et Mary Alice Relf, deux adolescentes afro-américaines de 12 et 14 ans, sont stérilisées alors que leur mère croyait avoir signé un document autorisant les médecins à leur prescrire un contraceptif (Stern, 2005 : 1134). La mère, appuyée par le Southern Poverty Law Center, a poursuivi en justice le gouvernement, ce qui a permis de mettre en lumière ces stérilisations contraintes.
Le juge a en effet conclu qu’un grand nombre de femmes ont été contraintes de se faire stériliser, sous la menace que leurs droits sociaux leur seraient refusés si elles n’acceptaient pas l’opération. Il a ainsi ordonné au HEW de mettre en place des règles, afin de définir très clairement la notion de consentement éclairé et volontaire (Diamond, 1976 : 590). Le HEW l’a donc défini à partir de six éléments (Comptroller general of the United States, 1976 :2) :
– « a faire explanation of the procedures to be followed (…).
– a description of the attendant discomforts and risks.
– a description of expected benefits.
– a disclosure of appropriate alternative procedures (…).
– an offer to answer any inquiries concernin the procedures.
– an instruction that the subject is free to withddraw (…) at any time ».
Par ailleurs, il requiert d’une part un période de réflexion d’au moins 72 heures, et d’autre part, l’inscription de la remarque suivante sur le formulaire de consentement : « Your decision at any time not to be sterilized will not result in the withdrawal or withholding of any benefits provided by programs or project » (Comptroller general of the United States, 1976 :19-20).
Pour le gouvernement et l’opinion publique, ces dispositions devaient mettre fin aux stérilisations forcées en s’assurant du consentement éclairé et volontaire des patientes. Néanmoins, une série d’acteurs (politiques, associatifs, etc.), voyant ces directives ignorées, a écrit au sénateur James Abouresk sur les abus liés aux formulaires de consentement (Lawrence, 2000 : 406). Ce dernier a ainsi été contraint de mener une enquête publiée en 1976, qui atteste des difficultés d’applications de ces directives.
Les personnes chargées de l’enquête ont ainsi analysé un grand nombre des formulaires de consentement dans les régions d’Aberdeen, d’Albuquerque, d‘Oklahoma City et de Phoenix, et montrent que la grande majorité d’entre eux « does not comply with HEW regulations» (Comptroller general of the United States, 1976 :24).
Ils sont ainsi arrivés aux conclusions suivantes : « First, the IHS area offices failed to follow the HEW regulations pertaining to sterilization procedures. Second, IHS headquarters did not provide specific directions to the area offices, neglected to create a standard consent form for all of its facilities, failed to revise its manual to reflect the new HEW regulations, and did not provide guidelines for the area offices to use in implementing the procedures » (Lawrence, 2000 : 409). Par ailleurs, les formulaires ne comprenaient pas la phrase obligatoire qui informe les patientes que leur décision n’affectera en aucun cas l’aide sociale à laquelle elles ont droit (Comptroller general of the United States, 1976 :25-26). Dès lors, si les femmes stérilisées n’ont formellement pas été forcées à la faire, dans la pratique, elles n’y ont pas réellement consenti.
1976 : L’interruption des politiques de contrôle des naissances
En 1976, le Congrès adopte l’Indian Health Care Improvment Act, qui place l’IHS sous la direction directe des peuples natifs américains, qui reprennent ainsi le contrôle sur leur système de santé. Dès lors, ces derniers retrouvent, sur cet aspect tout du moins, une portion de leur souveraineté, ce qui, selon Jane Lawrence, leur a permis de renforcer leurs communautés (2000 : 414-415).
Pour rappel, on estime que ces programmes ont stérilisés environ 42% des femmes natives américaines en âge d’avoir des enfants. En moins d’une dizaine d’années, cela correspond à 70’000 femmes. Pour donner un ordre de grandeur de ce chiffre titanesque, on peut, comme l’a fait Angela Davis, le comparer à « l’Allemagne d’Hitler, [dans laquelle] 250’000 stérilisations avaient (…) été effectuées » (1983:151). Lindsay Glauner note que la conséquence de ces chiffres astronomiques est l’élimination complète (ou presque) de petites tribus (2002 : 939-940).
Dans les années qui suivent, en conséquence de ce programme (entre autres), la natalité des femmes indigènes (toutes tribus confondues) passe de 3.29 enfants par femme en 1970 à 1.3 en 1980. À titre de comparaison, pour les femmes blanches, ce chiffre passe de 2.42 en 1970 à 2.14 en 1980 (Lawrence, 2000 : 402-403). Ainsi, on voit d’une part que la natalité baisse pour toutes les femmes, et que les femmes indigènes avaient certes un taux de natalité plus élevé en 1970 ; mais d’autre part, pour ces dernières, la baisse de natalité est extrêmement rapide puisque leur taux de natalité est ensuite inférieur à celui des femmes blanches.
Comment comprendre ces stérilisations ?
Dans cette partie, il s’agira de réfléchir à un moyen de rendre compte de ces stérilisations. En effet, comme nous l’avons vu en introduction, le concept de génocide, qui postule « l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » (ONU, 1948) ne permet pas de rendre compte de ces stérilisations, dans la mesure où elles ont obéi, non pas à une logique purement eugéniste, visant à « affect reproductive practice through the application of theories of heredity » (Levine & Bashford, 2010 : 3), mais se sont produites sur le critère de dépendance à l’aide sociale. Ainsi, les femmes natives américaines ont été particulièrement visées en raison de leur position particulière vis-à-vis de l’état-providence, et non en raison d’une volonté manifeste et visible de les annihiler. Néanmoins, d’une part, leur position de dépendance presque totale à l’aide sociale résulte d’un processus de génocide exercé contre leurs peuples par le gouvernement des Etats-Unis, et d’autre part, en prenant un recul historique, on voit très clairement que ces politiques de contrôle des naissances s’inscrivent parfaitement dans ce processus. Dès lors, pour rendre compte de ces stérilisations et de leur lien avec un génocide plus global, il nous faut nous tourner vers une conception du pouvoir politique qui ne le considère pas comme la manifestation d’une volonté souveraine.
C’est précisément ce que permet la notion de biopolitique, développée par le philosophe Michel Foucault. Selon lui, cette nouvelle forme de pouvoir est fondamentalement moderne, et émerge aux débuts du capitalisme, au moment où « la ‘vie’ et le ‘vivant’ [deviennent] les enjeux de nouvelles luttes politiques et des nouvelles stratégies économiques » (Lazzarato, 2000 : 45). Vont ainsi apparaître des « techniques de pouvoir, [soit] des mécanismes régulateurs ou assurantiels, qui encadrent la vie des corps-espèces et contrôlent les processus biologiques affectant les populations » (Genel, 2004 : 1). Ces derniers n’émergent pas d’une volonté souveraine, mais sont portés par une multiplicité de dispositifs encadrant la population, qui ne remplacent néanmoins pas le pouvoir souverain : « il faut plutôt penser la présence simultanée des différents dispositifs qui s’articulent et se distribuent différemment sous la puissance de l’enchaînement gouvernement, population, économique politique » (Lazzarato, 2000 : 50). La biopolitique consiste donc en des nouvelles techniques de pouvoir qui encadrent la vie (ou plutôt le vivant) des populations.
Sur les bases de cette définition sommaire, on peut distinguer deux dimensions du concept de biopolitique à partir desquelles je vais discuter des stérilisations des femmes natives américaines. D’une part, ce nouveau pouvoir n’émerge pas d’un souverain qui l’exercerait sur un peuple, mais est si l’on veut diffus, dans la mesure où Foucault considère qu’il émane notamment « de l’action des sujets sur eux-mêmes et sur les autres » (Lazzarato, 2000 : 52). Dans notre cas, c’est plutôt l’action des sujets sur les autres qui est importante, car, comme on l’a vu, les stérilisations n’émergent pas d’une décision univoque, mais d’une multiplicité d’actions individuelles ou organisationnelles qui les ont rendu possible. Par exemple, Lawrence cite le cas d’une physicienne native américaine: « she did not believe the sterilizations occured from ‘any plan to exterminate American Indians’, but rather from ‘the warped thinking of doctors who think the solution to poverty is not to allow people to be born » (Lawrence, 2000 : 412). Néanmoins, dans notre conception, ce n’est pas seulement l’action des médecins, mais la diffusion du pouvoir dans une série infinie de décisions qui ont admis la conséquence de ces stérilisations.
D’autre part, la biopolitique est fondamentalement moderne, puisqu’elle est liée à la volonté de l’Etat d’encadrer ses populations, car « les différents processus sur lesquels elle intervient sont la naissance, la mort et les maladies considérées comme des facteurs de soustraction des forces,, mais également la vieillesse, les accidents, tout ce qui requiert des mécanismes d’assistance et d’assurance (…). Il s’agit d’installer des mécanismes de sécurité autour de cet aléatoire inhérent à une population d’êtres vivants » (Genel, 2004 : 3-4). Elle est ainsi profondément liée à l’état-providence, ce dernier intervenant dans le corps social pour intervenir sur la vie de la population (aides sociales, politiques publiques, planning familial, prévention, etc.). Dans le cas qui nous intéresse, c’est parce que ces femmes étaient profondément encadrées par ces mécanismes d’aide sociale (notamment de la santé), qu’elles ont été des victimes privilégiées de ces politiques de contrôle des naissances.
Dès lors, en analysant ces stérilisations à partir du concept de biopolitique, on réalise qu’il ne faut pas, comme le font certains auteurs, réifier cette politique de contrôle des naissances (en lui attribuant une volonté propre et univoque), dans la mesure où elle constitue la conséquence d’actions d’une multiplicité d’acteurs et de dispositifs. Néanmoins, adopter un tel regard ne doit pas aboutir à nier les conséquences politiques de ces stérilisations, et leur inscription globale dans un génocide des peuples natifs américains.
En résumé
Le concept de biopolitique permet de comprendre l’étendue des stérilisations dont ont été victimes les femmes natives américaines, et la continuité avec le génocide de leur peuple. Ainsi, d’un côté, ces stérilisations ne visaient pas à annihiler ces peuples mais étaient opérées sur le critère de dépendance à l’aide sociale ; mais de l’autre, cette position d’encadrement presque total par les politiques sociales, qui place les femmes indigènes dans une position de vulnérabilité presque totale face aux stérilisations, résulte d’une processus historique de génocide des peuples natifs américains par le gouvernement des Etats-Unis. Par ailleurs, en conséquence de ces stérilisations, certaines tribus ont vu leur taille drastiquement diminuer, et d’autres ont été tout simplement anéanties
Ainsi, la notion de biopolitique permet d’appréhender la complexité de ces stérilisations, d’une part parce qu’elle attribue aux politiques sociales (et à leur fonction de régulation de la vie du corps social) un rôle prédominant, et d’autre part, parce qu’elle permet de sortir d’une vision souverainiste du pouvoir (ou du politique), en montrant que ce dernier n’émerge pas d’un seul acteur (ou d’une seule volonté), mais d’une multiplicité de lieux de pouvoir.
Dès lors, et d’une manière plus générale, on peut se demander si le caractère d’intentionnalité dans la définition d’un génocide selon l’Organisation des Nations Unies est pertinent, dans la mesure où il ne recouvre pas des réalités sociales qui constituent pourtant la conséquence d’un génocide (qui est lui, intentionnel) et qui par ailleurs participent, voire aboutissent, à un génocide. Peut-être faudrait-il repenser ce concept, en insistant plus sur le processus historique et politique d’un génocide, et en se détachant d’une conception souveraine du pouvoir, qui vise à attribuer une volonté à des logiques sociales et politiques.
Anouk Essyad
1] Je ne cite ici que les auteur-e-s que je mobilise dans mon travail, mais il est évident qu’il existe une vaste littérature sur le sujet.
[2] Par simplicité d’écriture, je n’utiliserai que les abréviations dans la suite de mon travail.
[3]À cet égard, on retrouve la tension évoquée en introduction entre la position socio-politique des femmes blanches (de classe moyenne-supérieure) et des femmes racisées, car les premières « framed their struggle for reproductive and sexual autonomy in terms of the right to obtain birth control (…). While many minority and working-class women also clamored for greater reproductive control, they often found themselves combating the reverse equation, namely, that they were destructive overbreeders whose procreative tendencies needed to be managed » (Stern, 2005 : 133)
Cet article avait été écrit dans le cadre du cours « Biopouvoirs : rapports sociaux sexués au XXème siècle » donné par Thierry Delessert. Il a été légèrement retravaillé pour sa publication sur le site de COSPOL.
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