Table ronde : Histoire du monde au XIXe siècle
Cette table ronde, organisée par le CHRIM (centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation), réunissait plusieurs intervenant·e·s invité·e·s autour d’une discussion du nouvel ouvrage codirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre : L’histoire du monde au XIXe siècle[1]. Les deux codirecteurs souhaitaient par ce livre présenter une nouvelle façon de parler du XIXe siècle. Partant d’une rencontre avec le médiéviste Patrick Boucheron, ils ont imaginé proposer le même type d’ouvrage que ce dernier, mais pour la période du XIXe[2]. C’est le premier siècle à se nommer lui-même ainsi, contrairement aux précédents, quand la majorité de l’humanité n’avait pas conscience de vivre une période particulière, et que les normes chronologiques restaient très différentes (comme le montrent les diverses variantes entre calendriers). Le découpage arbitraire en siècle représente une caractéristique du XIXe. Il servait à observer d’éventuelles dynamiques permettant de distinguer et comparer chacune des tranches temporelles nouvellement constatées.
Par ailleurs, bon nombre d’historien·ne·s s’appliquent à l’étudier comme une séquence distincte ; il représenterait la matrice de la modernité. Cependant, tout comme Boucheron démontre que le XVe siècle n’est pas celui de la Renaissance — qui a eu lieu en réalité dans une toute petite partie de l’Europe et n’a concerné qu’une infime partie de la population — le XIXe siècle n’est pas celui de la modernité, mis à part pour l’Occident. Les deux codirecteurs comparent leur démarche à celle de Patrick Boucheron, l’objectif se rapprochant : s’émanciper d’une historiographie occidentalocentrée.
Madeleine Herren-Oesch, professeure à l’Institute for European Global Studies de l’Université de Bâle (UNIBAS) prend la parole afin d’apporter un éclairage sur la différence entre histoire du monde et histoire mondiale. Elle précise qu’aucun·e chercheur·euse n’a défini clairement ce que signifiait l’histoire du monde et ceci explique pourquoi cette approche reste difficile à cerner, notamment pour les étudiant·e·s. Il s’agit non pas d’une recette historiographique positiviste, mais d’un prisme d’analyse choisi en opposition au prisme classique s’exemptant de la réflexivité et de l’objectivation du chercheur. Jérôme David, professeur au département de langue et de littérature françaises modernes à l’Université de Genève (UNIGE), utilise quant à lui le terme d’histoire de la mondialisation. Il précise que le XIXe siècle pour le ou la chercheur·euse doit s’étudier comme un « long siècle » qui commence au milieu du XVIIIe et se termine au début du XXe. Pour lui, une forme spécifique de mondialisation se met en place en Europe entre 1780 et 1850. Elle va se répandre et impacter l’ensemble des régions du monde. Cet impact perdure encore aujourd’hui et continue de façonner les interactions entre nos États-nations. Si l’on considère que le XIXe siècle est la matrice du monde actuel, on observe que les oppositions qui structurent les échanges économiques, les débats (cosmopolites contre réactionnaires, nationalistes contre mondialistes, etc.), les organisations (le CICR, les Jeux olympiques, etc.), se mettent en place durant la deuxième moitié du XIXe siècle et organisent encore aujourd’hui nos sociétés par le biais d’héritage. Par contre, si l’on considère le XIXe dans un temps plus large en intégrant le milieu du XVIIIe, on voit alors une forme de mondialisation qui en côtoyait bien d’autres, toutes différentes d’aujourd’hui. Le monde fut un laboratoire pendant presque plus d’un siècle dans lequel plusieurs types de régulations des échanges et des flux migratoires se sont complétés et opposés. La mondialisation dans laquelle nous vivons depuis les années 1980 se présente seulement comme l’une des formes possibles qu’elle peut revêtir.
Pierre Singaravélou revient ensuite sur deux grands ouvrages de l’histoire du monde : The Birth of the Modern World de Christopher Bayly et The transformation of the world de Jürgen Osterhammel[3]. Ces deux auteurs se sont livrés à un exercice classique en histoire, à savoir l’écriture en solitaire de la somme de leurs recherches. À la différence de ces deux travaux, l’originalité de l’ouvrage de Singaravélou et Venayre réside dans la dimension collective. Selon eux, l’histoire mondiale ne peut être que polyphonique. Il ne s’agit pas d’une approche relativiste de l’histoire, mais bien d’une manière de complexifier et compléter l’analyse, in extenso la compréhension même de l’histoire. Un·e seul·e chercheur·euse ne peut pas entreprendre ce genre de travail « monde » de façon efficiente : par exemple, la pluralité des chercheur·se·s augmente fortement les possibilités d’accès aux archives en particulier face au problème de la multiplicité des langues. Ce n’est qu’en faisant parler tou·te· s ces historien·ne·s que l’on peut comprendre plus fidèlement les sources, les sociétés autochtones, leur rapport au temps, etc. Seule cette approche collective — une centaine d’auteurs et d’autrices pour leur ouvrage — peut restituer la complexité de l’histoire du monde, grâce à la multiplication des points de vue, et le regard collectif global en découlant[4].
De plus, cette histoire globale est promue, défendue, animée par des chercheur·euse·s anglo-saxon·ne·s qui ne lisent pratiquement pas les travaux francophones, de sorte que les francophones risquent d’être marginalisés. C’est dans ce cadre que les codirecteurs souhaitent proposer une autre histoire mondiale, moins macrosociale et surplombante, plus compréhensive, réflexive et décentrée.
Encore aujourd’hui, Madeleine Herren-Oesch estime qu’il est compliqué de ne pas parler de l’histoire du XIXe siècle sans vouloir parler de l’histoire de la modernisation malgré les asymétries et les tensions entre les différentes régions du monde — ou au sein d’un même pays — qui démontrent la nécessité de rupture avec ce récit. Les instruments d’historiographie actuels ne permettent que d’émettre des explications positives de la modernité, qui rendent les « ratés » de cette modernisation difficilement explicables. Finalement, elle souligne l’importance de relire le passé, non pas dans une logique contre-factuelle, mais de le redécouvrir à la lumière des nouvelles questions qui se posent à nous. Celles posées par les historien·ne·s d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles d’hier. Il s’agit d’interroger le passé que l’explication de la société contemporaine requiert, de par les crises qu’elle rencontre. Le XIXe siècle peut donner des clés de réponses aux questions d’une actualité brûlante, non posées antérieurement. Par exemple, notre époque nécessiterait une analyse comparée de la paisibilité des sociétés transculturelles et des sociétés nationales, qui permettrait de remettre en question l’évidence de la nation comme système de gestion.
En conclusion, les intervenant·e·s ont souligné les différences entre une histoire du monde anglophone et francophone et s’entendent pour dire que cet ouvrage s’inscrit dans la tradition française. Aucun débat sur l’internationalisme n’y figure, alors que ce thème revêt une importance majeure dans les traditions anglo-saxonne et germanophone[5]. En revanche, il y a beaucoup de “matériaux“ dans cet ouvrage : par exemple un chapitre entier se consacre aux bibelots. Un autre point important selon elle réside dans l’émergence de la New Imperial History[6], qui se retrouve dans ce livre, notamment dans le chapitre sur le Vietnam. Il s’agit d’une nouvelle approche pour l’histoire coloniale, cruciale pour l’évolution de l’historiographie en France. Jérôme David conclut en soulevant que cet ouvrage permet une variation salutaire des points de vue et des échelles. Influencée par la microhistoire, la méthodologie de ce livre tend à éviter de faire parler les « grands acteurs » de l’histoire, les traités ou les gouvernements par exemple. Ainsi, sa spécificité par rapport à d’autres histoires mondiales réside précisément en ce que les auteurs et autrices écrivent des « noms propres ». En effet, ils ne se réfèrent pas à l’Empire ou au Colonialisme, mais aux individus pris dans des institutions, qu’il faut repérés, et nommés par leur nom comme autant de témoins d’une époque. Il en va de même du traitement de l’Etat : ce n’est pas un « pays » au sens strict, mais une région, un espace, un lieu-dit qui crée sa propre réalité, jamais entièrement effective. En matière de synthèse, l’approche est plutôt originale : le suivi des individus, et non pas de l’impérialisme ou du capitalisme, n’exclut en rien ces forces macrosociales, mais permet une compréhension plus fine de leurs conséquences sur les populations, qui, en dernière analyse, sont à la fois les réceptacles physiques et les acteurs réels de l’histoire.
Leila Sahal
Table ronde du 5 décembre 2017
[1] SINGARAVELOU, Pierre, VENAYRE, Sylvain, L’histoire du monde au XIXe siècle. Paris, Fayard, 2017.
[2] BOUCHERON, Patrick (dir.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009, rééd. 2 vol., Paris, Pluriel, 2012
[3] BAYLY, Christopher, The Birth of the Modern World 1780–1914. Global Connections and Comparisons, Oxford, Blackwell, 2004 & OSTERHAMMER, Jürgen, The transformation of the world: a global history of the nineteenth century, Princeton, Princeton University Press, 2014. Cet ouvrage a d’abord été édité en allemand en 2009 sous le titre Die Verwandlung der Welt
[4] Il est important toutefois de préciser que si l’ouvrage a été écrit par presque 100 auteurs et autrices, la majorité est composée d’hommes, blancs, occidentaux. Il a été laissé peu, voire aucune place, à des historien·ne·s de pays du Sud. Les co-directeurs expliquent qu’en raison de difficultés techniques à collaborer avec des chercheur·e·s en provenance de pays »extra-européens », ils n’ont pas cherché davantage à faire entendre leurs voix. Ils considèrent cependant que leur ouvrage reste polyphonique et englobant.
[5] Dans ce champ d’étude, il s’agit d’un courant méthodologique entre juristes et historiens, une coopération interdisciplinaire lorsque le droit international a commencé à se transformer en droit transnational. Pour plus d’information, le site du King’s College explicite mieux ce débat. https://www.kcl.ac.uk/index.aspx
[6] Voir notamment les débats sur BURBANK, Jane & COOPER, Frederick. Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011. Plus récemment, DORNEL, Laurent & PARSONS, Michael. Fins d’empires, figures et perspectives, Pau, Presse Universitaire de Pau et des pays de l’Adour, 2016.