L’ère de la mondialisation : vers la fin des Etats-nations ?
Il fut un temps où les royaumes se livraient à une course effrénée dans le but d’accumuler du pouvoir, par un savant mélange de mariages, conquêtes armées et héritages – situation que l’on peut qualifier d’ordre dynastique. Cet ordre se caractérisait par la volonté des rois de conquérir de nouveaux territoires ; mécanisme constituant un élément central des relations internationales (RI) précapitalistes. Toutefois, l’avènement de structures sociales de types capitalistes en Angleterre constituera le point de départ d’un développement inégal et combiné des Etats-nations et du capitalisme en Europe, opérant ainsi une mutation des logiques relationnelles entre unités territoriales. Comme l’explique Benno Teshke, « […] l’idée clé des relations internationales modernes n’est plus l’accumulation des territoires par la guerre, mais la gestion politique multilatérale du potentiel de crises du capitalisme global et la régulation de l’économie mondiale ouverte par les principaux états capitalistes. Il y a séparation entre l’accumulation économique internationale et la domination politique directe »[i].
Ce bref essai tentera d’éclaircir, par l’analyse de la reconfiguration des structures sociales européennes, l’émergence de ce processus de mutation ayant contribué à l’essor du capitalisme[1] sur le Vieux Continent. Plus tard, le « court 20ème siècle » verra l’apogée d’un ordre politique transfiguré, où le marché deviendra roi et le libéralisme le seul moteur de l’économie. Dans ce contexte, il semble que les Etats-nations, ayant entrepris leur construction, de manière inégale, à partir du 18ème siècle, peuvent sembler être un vecteur d’unité désuet, tant le monde semble avoir atteint un haut degré de mondialisation[2]. En somme, ce travail cherche à saisir le long processus d’émergence du capitalisme pour appréhender plus finement les ressorts du système géopolitique contemporain et mesurer à nouveaux frais le niveau d’intégration actuel des unités politiques.
Le développement du capitalisme en Angleterre et le nouvel impérialisme économique
Afin de rendre compte de l’essor du capitalisme en Europe de l’Ouest, il est nécessaire de se pencher dans un premier temps sur le cas de l’Angleterre, premier territoire où l’on observe l’émergence de structures sociales capitalistes, qui, progressivement, viendront supplanter les rapports sociaux féodaux. Autrement dit, c’est en Angleterre que se déroule en premier lieu la « séparation radicale du producteur d’avec les moyens de productions ».[ii]
Cette séparation, constituant la base de l’accumulation primitive du capital chez Marx, est possible en Angleterre de manière précoce dans la mesure où la noblesse, bien qu’elle soit démilitarisée, – avec l’aide d’une partie non-négligeable de la bourgeoisie – s’est assurée que l’État anglais garantisse la propriété, et favorise la productivité (propriété lucrative favorisée), de sorte que les propriétaires gardent un puissant contrôle sur les terres. Dans cette configuration, le seul moyen qui s’offre à elle pour accumuler du capital réside dans l’augmentation des rentes, contraignant les fermiers[3] à produire pour le marché. Puis, lorsque le poids du loyer se fait trop important pour le fermier, le propriétaire se débarrasse du mauvais payeur pour en engager un plus productif, apte à payer à terme sa rente –. Les paysans, eux, doivent vendre leur force-travail, soit aux fermiers sous la houlette d’un propriétaire terrien, soit aux usines situées en ville[iii]. Dans cette configuration, une nouvelle éthique émerge et permet à des auteurs comme Locke d’amener la notion d’improvement, et par conséquent, de postuler que toute terre doit être en mesure de produire pour le marché, autrement dit qu’elle soit soumise à l’impératif de productivité[4]. Cette doctrine va, par la suite, pousser l’Angleterre à adopter des politiques impériales en vue de continuer l’accumulation du capital.
Dans un premier temps, cette idéologie va servir de justificatif à la colonisation de l’Amérique du Nord et à l’expropriation des indigènes. Toutefois, à partir du 19ème siècle, pour Gallagher et Robinson, la dynamique de l’impérialisme anglais ne se limite plus seulement à l’accumulation de territoires. En effet, ils mènent des politiques impériales plus « informelles », soit la doctrine de l’indirect rule qui vise à garantir une importante expansion économique, plus que territoriale : « the general strategy of this development was to convert these areas into complementary satellite economies, which would provide raw materials and food for Great Britain, and also provide widening markets for its manufactures »[iv].
En somme, les dynamiques présentées ici permettent de voir comment le capitalisme, en tant que nouveau rapport social de propriété, se développe et appelle à une modification des logiques des RI : il semble en effet qu’avec son avènement, l’accumulation de territoires ne constitue plus une priorité, comme le montre le cas de l’impérialisme anglais par exemple. Dans ce contexte, l’accumulation du capital et la pénétration de nouveaux marchés deviennent la norme. Ce faisant, les Etats vont se livrer à une compétition internationale importante – notamment via les colonies et les traités de libre échange – ce qui nous amène au point suivant ou seront discutés quelques éléments clés pour la compréhension du système économique mondial, principalement dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation.
Vers la mondialisation de l’économie
Ces logiques de concurrences entre Etats, accompagnés d’autres facteurs sociologiques, géopolitiques et diplomatiques mèneront aux guerres mondiales. À la sortie de ces évènements, l’ordre géopolitique se voit polarisé, et les USA vont s’imposer en leadeurs politiques et économiques du « monde libre ». Ainsi, la course pour la régulation de l’économie peut avoir lieu sous des airs de paix et grâce à la promotion et la signature de larges accords de libre-échange.
Toutefois, cette situation génère aussi son lot de difficultés. L’une d’elle est la capacité pour les Etats d’articuler l’économie domestique avec l’économie internationale. De fait, le paradigme libre-échangiste, où le marché international est roi, appelle une reconfiguration des attributs des institutions étatiques. Pour conceptualiser ce phénomène, Ruggie estime que l’ordre économique mis en place après la Deuxième guerre mondiale peut être qualifié d’embedded liberalism. C’est un ordre qui prône un multilatéralisme important dans la gestion internationale du commerce et de la monnaie (accords de Breton Woods, GAAT) ; mais qui, dans le même temps, doit aussi garantir au sein des différents pays une balance des paiements favorable et des politiques sociales généreuses[v].
Dans ce cadre, l’économie des pays développés voit aussi apparaître devant elle ce qui pourrait être un vecteur supplémentaire d’accumulation : le « Tiers-Monde », dont les habitants « même les plus isolés vivaient désormais dans un monde de tôles, de plastique, de bouteilles de Coca-Cola, de montres digitales à deux sous et de fibres artificielles »[vi]. Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon dénonce ainsi la situation inégale qui prévaut entre les jeunes pays d’Afrique et leurs anciens colonisateurs qui instituent et perpétuent des circuits économiques empêchant le réel développement des économies africaines.[vii] Pour Hobsbawm aussi, « le grand bond en avant de l’économie mondiale » ne profite que trop peu au continent africain dans la mesure où les investisseurs rechignaient à prêter de l’argent à ces nouveaux pays au système politique instable.[viii] De plus, à partir des années 1970, le développement inégal de l’économie et de l’industrie des pays qui étaient traditionnellement classés sous l’appellation « Tiers-Monde » contribue à l’effritement de cette étiquette (avec notamment la croissance fulgurante des pays de l’OPEP). [ix]
Ainsi, que ce soit dans une lutte de pouvoir entre les pays occidentaux ou par la perpétuation des liens de domination coloniale via l’économie, les traditionnels blocs d’oppositions s’effritent et, après la fin de la guerre froide, cette globalisation semble s’accélérer, ou plutôt, elle devient « manifeste dans sa dimension économique ».[x] Il est nécessaire de questionner cette dimension et par conséquent, de se demander quel est le rôle ultime des Etats-nations dans ce processus.
Etats-nations et mondialisation
Du schéma montré dans la partie précédente, il en découle un monde dans lequel émergent des discours visant à faire tomber les barrières protectionnistes et à permettre au capital de circuler librement ; ceci dans le contexte de la multiplication des nouveaux Etats (issus de la chute de l’Union Soviétique entre autres).
Si des formes d’intégration internationale existaient déjà au 13ème siècle, la période qui s’ouvre après la Deuxième guerre mondiale voit se cristalliser des tensions importantes entre d’un côté les identités nationales (ou ethniques, religieuses) et de l’autre, le niveau économique global (que nous avons déjà évoqué) qui devient la norme.[xi] Ceci nous amène à nous interroger précisément sur le rôle de l’Etat dans les sociétés globalisées, dans la mesure où la théorie dominante en RI et en économie politique a pu postuler, en général, que la mondialisation a eu pour effet de retirer aux Etats et à leurs gouvernants la possibilité de réguler leurs sociétés et leurs économies en opérant de fait un transfert de pouvoir vers le marché capitaliste et les entreprises privées transnationales.[xii] D’ailleurs, l’idéologie néolibérale qui émerge dans les années 1970, s’appuyant entre autre sur la globalisation pour l’accumulation du capital, soutient que les forces du marché ne doivent aucunement être entravées par une règlementation étatique trop importante. Cette théorie viendra donc justifier les big bang bancaires ainsi que la fin du dialogue social. Si l’affranchissement de l’Etat est une priorité discursive pour la doctrine néolibérale, il faut relever que dans la pratique ce n’est nullement le cas. Comme l’explique Léo Panitch « […] states that are not victims of the process but active agents of making globalisation happen, and are increasingly responsible, I would argue, for sustaining it, and even burdened with the increasing responsibility of managing its contradictions and crises ».[xiii] Dans la même idée, on a pu voir que l’Etat intervient davantage durant les crises financières afin de les réguler, comme ce fut le cas avec la crise des subprimes.[xiv]
En somme, ces éléments montrent bien que le développement de la mondialisation, dans sa forme moderne, ne peut prospérer sans les interventions récurrentes des Etats-nations. En ce sens, bien que le niveau international constitue une échelle de plus en plus importante dans la conduite des politiques publiques – particulièrement économique – on ne peut dire que les Etats-nations tels que nous les connaissons sont en déclins dans la mesure où ils servent de bouée de sauvetage lorsque les institutions financières internationales – too big to fail – sont en difficulté. Cependant, une partie du rôle de l’État se retrouve fortement réduite face à cette offensive néo-libérale : l’État en tant qu’institution d’’intégration sociale, comme le montre les divers démantèlements du service publique dont les activités sont jugées « non-rentables ».
En guise de conclusion
Le fil rouge de cet essai a consisté en une interrogation systémique des modalités différentes de développement du capitalisme, de son accumulation, de sa régulation ainsi que l’implication de ce processus pour les RI. Nous avons montré que les principes d’accumulations territoriales propres à l’ordre dynastique ont été lentement remplacées par des structures de types capitalistes, ceci de manière précoce en Angleterre. Ce faisant, et antérieurement aux autres pays coloniaux, l’Angleterre découvre le potentiel économique d’une accumulation capitalistique qui ne repose pas sur la domination directe ; économie politique qu’elle s’attachera à mettre en œuvre en Amérique du Sud entre autres.
Dans un deuxième temps, et après la période de « la grande guerre civile européenne », nous avons poussé notre réflexion plus loin en montrant que dans un ordre géopolitique polarisé entre Est et Ouest, la régulation de l’économie appartient aux USA et aux leadeurs du « monde libre », qui tentent d’attirer dans leur sillage les économies nouvelles que représentent les pays émergents – souvent au détriment de la population de ces derniers. Ici, une tendance multilatérale de gestion du capitalisme se dégage à travers des accords de libre-échange et d’institutions ayant pour but la gestion de l’économie désormais considérée comme globalisée.
Cette situation a pu être qualifiée de dimension économique de la mondialisation, processus que nous avons abordé ici en mettant à jour la tension qui se crée entre ce concept et les identités nationales. Parallèlement, nous avons aussi été en mesure de montrer que le paradigme néolibéral qui émerge dans les années 1970 et qui prône cette globalisation, contient en lui une contradiction majeure dans la mesure où il ne peut survire que grâce à la perpétuation de mesures étatiques visant à assurer le fonctionnement de l’économie mondiale. Ceci nous amène donc à réfuter en partie les théories qui érigent la globalisation comme ennemi des Etats et à affirmer que l’un ne peut se développer sans l’autre.
À ce jour, le capitalisme ne connait en effet pas de frontière solide, et le chemin parcouru par exemple par les montres « suisse » explicite bien une internationalisation des chaînes de production pour l’ensemble des produits de (sur)consommation vendus dans le monde. Sur ce marché mondial, les Etats se livrent une compétition féroce ayant pour but de figurer en tête des classements économiques (en fonction d’indicateurs comme le PIB entre autres). Ce type de classement reste encore aujourd’hui dominé par les USA. Dans cette course, le renouveau incarné par le duo Trudeau-Macron, qui embrassent le libre-échange, tout comme le Président chinois Xi Jinpig, n’est que l’expression idéal-typique d’un paradigme économique qui continue à enrichir les classes dominantes et à creuser les inégalités, faisant des « perdants de la mondialisation » des laissés-pour-compte que la droite conservatrice européenne s’empresse d’attirer dans son électorat.
Loïc Modoux
[1] La notion de capitalisme est conceptualisée ici comme un système où la production est uniquement destinée au marché, en ce sens que les producteurs dépendent eux-mêmes de ce marché ; et où le travail humain est considéré comme une marchandise destinée à être vendue au capital. La vente de cette force travail sur le marché constitue un des éléments clé des relations sociales entre exploiteurs et exploités dans un système dit capitaliste.
[2] Le concept de mondialisation (ou globalisation) est entendu « comme un processus de transformation dans l’économie mondiale et, plus largement, dans les sociétés contemporaines. Ces transformations sont souvent perçues comme participant de la transition de sociétés nationales à une société mondiale et d’une économie internationale à une économie globale ».[2]
[3] Les fermiers administrent et exploitent les terres d’un seigneur ou propriétaire terrien, sous-condition de paiement d’une rente, qui historiquement fut d’abord souvent payée en nature, pour passer par la suite presque exclusivement en monnaie.
[4] Pour rappel, la productivité agricole réside dans la valeur marchande de la production par unité territoriale.
Références
[i] Benno Teschke, « La théorisation du système étatique westphalien : les relations internationales de l’absolutisme au capitalisme », Cahiers de recherche sociologique, no 52 (2012): 13‑50, doi:10.7202/1017276ar. P.50.
[ii] Karl Marx, Le Capital, Livre I [1867] in Œuvres. Economie I (éd. M. Rubel), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1965, huitième section, « L’accumulation primitive », pp. 1167-1224.
[iii] Frédérick-Guillaume Dufour, « Les débats sur la transition au capitalisme : une défense de l’approche qualitative », Cahiers de recherche sociologique, no 45 (2008): 73‑91, doi:10.7202/1002500ar. P. 89-90.
[iv] John Gallagher et Ronald Robinson, « The Imperialism of Free Trade », The Economic History Review 6, no 1 (1953): 1‑15, doi:10.2307/2591017. P.9
[v] John Gerard Ruggie, « International regimes, transactions, and change: embedded liberalism in the postwar economic order », International Organization 36, no 2 (avril 1982): 379‑415, doi:10.1017/S0020818300018993.
[vi] Eric John Hobsbawm, L’âge des extrêmes: histoire du court XXe siècle : 1914-1991, Histoire (Bruxelles: AVersaille, 2008). Traduction de André Leasa. P. 474
[vii] Frantz Fanon, « De la violence dans le contexte international », Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002 [1961], pp. 93-103.
[viii] Hobsbawm, L’âge des extrêmes. P. 472
[ix] Ibid., P. 470
[x] Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation : le temps long du monde, U. Géographie (Paris: AColin, 2007). P. 196
[xi] Ibid., P. 209
[xii] Macleod, Relations internationales. P. 264
[xiii] Peter Gowan, Leo Panitch, et Martin Shaw, « The State, Globalisation and the New Imperialism: A Roundtable Discussion », Historical Materialism 9, no 1 (1 novembre 2001): 3‑38, doi:10.1163/156920601760039168. P. 10.
[xiv] Leo Panitch et Martijn Konings, « Les mythes de la déréglementation néolibérale », Cahiers de recherche sociologique, no 52 (2012): 87‑103, doi:10.7202/1017278ar. P. 93