Populisme : Stratégie de stigmatisation
Photo de Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P. ©
Depuis les années 1990, le « populisme » refait surface dans le discours politico-médiatique, où, connoté négativement, il renvoie désormais au nationalisme et à la xénophobie d’extrême droite. Sous-jacente à cette disqualification du populisme, l’idée d’une incapacité du peuple à décider selon ses intérêts.
Le spectre populiste hante l’Europe. C’est du moins le genre d’affirmations que l’on peut lire fréquemment, à l’heure où certains partis europhobes d’extrême droite, séduisant un électorat toujours plus grand, semblent concurrencer les formations politiques traditionnelles. Le populisme est un « -isme » parmi d’autres, difficile d’identifier, tant les réalités qu’il entend embrasser sont diverses. Une chose est pourtant sûre : jamais considère-t-on ce phénomène comme une solution désirable pour l’Europe. Au contraire, le populisme est plutôt une « dérive » à ne pas suivre, une « pente glissante » à éviter, une « fièvre » à soigner. La caractéristique initiale du populisme est la défense du peuple souverain, mais qu’en reste-il dans les esprits aujourd’hui ? Il semblerait que le terme ait pris une connotation tout autre : le populisme serait par définition d’extrême droite, démagogue et xénophobe, manipulateur et opportuniste. Ces chefs d’accusation sont communément adressés aux leaders dits « populistes », prétendant défendre les intérêts du peuple, ce dernier ne représentant, selon leurs détracteurs, qu’un électorat potentiel. Cet usage du terme de populisme par les élites politiques et médiatiques est à notre sens la marque d’une volonté de stigmatiser les défenseurs d’une alternative à la démocratie représentative.
L’Autre contre la démocratie
De 1945 à 1991, le bloc de l’Est constituait un système s’opposant aux démocraties de l’Ouest et menaçant pour elles. La disparition de l’URSS, en mettant fin à cette une menace, a eu comme autre conséquence de rendre soudain moins indispensable la défense des principes démocratiques. C’est à partir des années 1990 que le terme de populisme prend un sens clairement et unanimement péjoratif dans le discours médiatique et politique. En réactivant une rhétorique antidémocratique tout à fait traditionnelle, il permet aux dirigeants de critiquer indirectement le souhait populiste d’une démocratie plus directe. Le populisme vient donc remplir la fonction d’« Autre » face à la démocratie.
Le politologue Pierre-André Taguieff a fortement critiqué cette utilisation faussée du terme, créée et reproduite par les médias. Pour l’auteur, l’usage actuel du terme de populisme le « réduit à une corruption de l’idée démocratique ou à un mésusage tactique de la référence à la démocratie ». La qualification de populisme devient donc, selon Taguieff, un « opérateur d’illégitimation ou [un] mode de stigmatisation sans la moindre élaboration conceptuelle ». La plupart des discussions actuelles sur le populisme sont assez insatisfaisantes et n’apportent guère de nouveaux éclairages théoriques. Elles négligent en particulier des discussions plus anciennes, notamment la célèbre conférence tenue en 1967 à la London School of Economics, « To define populism », à laquelle prirent part des historiens, philosophes et sociologues comme Isaiah Berlin, Franco Venturi, Richard Hofstadter ou Ernest Gellner.
Une nouvelle orientation
Quoique le concept de populisme reste équivoque, les années 1990 ont toutefois correspondu à un tournant décisif dans l’interprétation du terme. Au contraire des travaux plus anciens, les analyses contemporaines du populisme se concentrent la plupart du temps sur les mouvements situés à l’extrême droite ou dans les franges radicales de la droite. Avant cela, le populisme désignait le genre littéraire du « roman populiste » – dont l’ambition était de décrire la vie des classes populaires – ou les mouvements populistes qui se sont développés en Russie, aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle.
Entre nationalisme et xénophobie
Dans les années 1990, lorsque le terme de populisme fut réintégré dans la sphère politico-médiatique, il s’est rapidement vu attribuer la fonction de « menace » pour les systèmes démocratiques existants. Les dénonciations contemporaines du populisme ont intégré au terme des caractéristiques aujourd’hui généralement attribuées à l’extrême droite, telles que le nationalisme ou la xénophobie. Les milieux médiatiques et politiques se sont dès lors focalisés sur le « populisme de droite », à tel point que les caractéristiques de celui-ci sont désormais perçues, in fine, comme les caractéristiques du populisme en général. Cette conception du populisme, en tant que mouvement généralement apparenté à la droite, et l’usage biaisé du terme qui en découle, montrent que l’ancrage historique du phénomène a été très largement occulté, à tel point que le populisme n’est maintenant compris et commenté que dans cette acception contemporaine très appauvrie.
Les partis politiques qualifiés aujourd’hui de populistes sont nombreux et présents dans presque tous les pays européens : le Front national, la Ligue du Nord, les Démocrates de Suède, le Vlaams Belang belge ou encore le British National Party sont autant de partis régulièrement désignés comme populistes, dans cette nouvelle acception péjorative du terme.
Ces formations, toutes apparentées à l’extrême droite, ont construit leur argumentaire autour du thème de la défense de la nation face à la concurrence étrangère, assimilée à une menace, en mobilisant le peuple et plus particulièrement les classes populaires paupérisées, présentées dans leur discours comme les principales « perdantes de la mondialisation ». En guise de solution, le peuple national devrait être protégé des perturbateurs extérieurs.
Ces revendications, propres à l’extrême droite, sont qualifiées de « populistes » par leurs opposants, n’y voyant qu’une simple manipulation de la notion de peuple par les partis en question. Par extension, nationalisme, protectionnisme et démagogie deviendraient ainsi les ingrédients élémentaires de la recette populiste, dans le discours tenu par les partis au pouvoir et les médias. Pour le politologue Dominique Reynié, la xénophobie est même un élément central dans tout populisme et une condition sine qua non de ses succès électoraux. Cette affirmation est révélatrice de la stigmatisation dont le terme de populisme fait l’objet aujourd’hui.
Qui est le peuple ?
Certains partis de gauche ont également été qualifiés de populistes, à l’image du Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon, même s’ils constituent une menace plus faible vis-à-vis des gouvernements en place et font l’objet de moins d’attaques, en raison notamment de leurs moindres succès électoraux. Les variantes de droite du populisme ont clairement supplanté celles issues de la gauche dans l’utilisation courante du terme aujourd’hui. Du concept initial de populisme ne demeurent alors que ses connotations négatives.
Avant les années 1990, les réflexions sur la nature du populisme ont presque exclusivement été l’apanage d’une poignée d’historiens des idées, de politologues et de sociologues ayant tenté de décrire et de conceptualiser le phénomène. Les difficultés rencontrées sont évidentes au vu de la diversité des cas et des situations dont ce concept seul est censé englober. Puisqu’il repose sur un concept lui-même polysémique, celui de « peuple », identifier un consensus sur les interprétations du populisme semble impossible. De quel peuple parle-t-on ? Le « petit peuple » face aux élites, le peuple « national » face à l’étranger ?
A la lumière de nouveaux discours centrés sur les dangers supposés de l’immigration et sur les difficultés d’intégration de communautés extra-européennes au sein de la société européenne, le concept de populisme s’est déplacé d’une sphère à l’autre, du champ académique à l’espace public. La notion académique d’« appel au peuple », analysée entre autres par la sociologue Annie Collovald, est désormais reléguée au seul rang d’insulte politique, où la plèbe ne serait que l’instrument crédule de politiciens ambitieux. Dans cette optique, le projet de représenter et de protéger le peuple – autrement dit l’idéal-type populiste – est systématiquement assimilé à un artifice habilement mené dans le but de séduire l’électorat.
Les attaques contemporaines contre le populisme s’agencent autour d’une idée centrale : l’incapacité du peuple à prendre des décisions conformes à ses intérêts. En un sens, ces critiques procèdent d’un « racisme de classe », tenant le peuple comme inapte à décider de ses propres affaires, et a donc besoin de représentants politiques pour le faire à sa place. Par conséquent, le populisme se voit réduit à une manifestation politique simpliste, démagogique et unanimement condamnée.
Un terme pol(ys)émique
Les chemins qu’a empruntés la définition du terme de populisme sont nombreux et sinueux au cours de l’histoire. Sa signification évolue selon l’interprétation d’acteurs issus de milieux divers et animés de sentiments variés à son égard. Passant du discours académique au discours politique, le mot a désormais intégré la sémantique médiatique. Cette circulation du terme lui a progressivement fait acquérir une connotation négative, occultant certains éléments propres au populisme au profit de la seule dimension xénophobe.
La stigmatisation du populisme permet une attaque dissimulée contre la démocratie et une relégitimation des institutions et des pouvoirs en place. Le populisme n’est plus perçu comme un mouvement légitime pour la reconquête du pouvoir par les citoyens, mais plutôt comme un mouvement témoignant d’une instrumentalisation du peuple à des fins purement électorales.
Patrik Gajta, Laura Lose, Camille Poursac, Katarina Ristanovic et Kelly Tiraboschi
(UNIL – Université de Lausanne)
SOURCES
– Collectif, « To Define Populism», Government & Opposition, 3(2), 1968, pp. 137-179.
– Collovald Annie, « Populisme », Quaderni, 63, 2007, pp. 71-73.
– Reynié Dominique, Populismes : la pente fatale, Paris, Plon, 2011.
– Taguieff Pierre-André, « Le populisme et la science politique. Du mirage conceptuel aux vrais problèmes », Vingtième Siècle, 56, 1997, pp. 4-33.