Guerre et Paix en Europe de 1871 à 1945
Intervention du Pr. Bruno Arcidiacono lors du cours d’intégration européenne dispensé par le Pr. Gilles Grin. Conférence en référence à son livre : Bruno Arcidiacono, Cinq types de paix. Une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe-XXe siècles). Paris, PUF, 2011.
Bruno Arcidiacono constate une discontinuité dans le système international européen au cours de la période allant de 1871 à 1945, années particulièrement marquées par une alternance entre guerre et paix. En effet, la guerre se distribue, tout au long de cette période, de manière inhabituelle. Avant de commencer toute théorie, Arcidiacono précise : « j’entends par guerre, uniquement les grandes guerres, celles qui mobilisent les grandes puissances ». En effet, pour lui, la période de 1871 à 1914 était une période de « paix », bien qu’il y ait eu des guerres (notamment balkaniques). Il précise la terminologie du système international comme « un ensemble pluriel dans lequel les membres sont indépendants les uns des autres. Ces entités sont interconnectées de manière à ce que la conduite de chacune influence celle des autres ».
Ainsi, le conférencier identifie cinq types de systèmes, ou plus précisément cinq types de paix:
1.- La paix hégémonique : le système de la force, la puissance concentrée en une hyperpuissance qui est capable de faire valoir l’ensemble du système et le gouverner dans son ensemble
2.- La paix d’équilibre : Système dans lequel la force est distribuée entre plusieurs acteurs en compétition (système bipolaire ou multipolaire).
3.- Le système directorial : Ces puissances commencent à négocier entre elles, forment un directoire et une fois d’accord, imposent aux autres leurs directives.
Ces trois types de système sont fondés sur la force, mais il est possible que cela passe par le droit.
4.- Ainsi, les États passeraient alors un « contrat social » capable de garantir l’application de ce droit : le système de droit international, ou confédératif (dans lequel, les membres renoncent leur pleine souveraineté).
5.- Enfin, le système fédératif, serait un système où chacun des membres s’associe aux autres, et délègue ses fonctions à une autorité supérieure, abandonnant ainsi une partie de sa souveraineté. L’Europe illustre parfaitement ce type de système.
Le système européen restera ainsi un système d’équilibre, tantôt multipolaire, tantôt bipolaire.
1871-1914 : LA DEUXIÈME « LONGUE PAIX » EUROPÉENNE, UNE PÉRIODE PARTICULIÈRE
L’histoire européenne, c’est une histoire dont la guerre est la règle. Après deux siècles de guerre, ne pas avoir vu de grande guerre est aujourd’hui une chance unique. Les guerres qui ont précédé 1815, avaient toutes eu pour enjeu principal, la lutte pour l’hégémonie. En 1815, le Congrès de Vienne met fin à ce combat et divise cette puissance européenne en cinq. Certains d’entre eux ont d’autres ambitions : Le Tsar Alexandre Ier propose une paix de droit et la Grande Bretagne propose une paix fondée sur un directoire européen. Aucun des deux ne verra le jour, ce qui restera est un système d’équilibre entre cinq grandes puissances, particulièrement efficace et permettant l’équilibre relatif des forces entre les cinq puissances majeures (dans lequel aucun ne peut entretenir l’espoir de l’emporter face aux autres). Aussi, chacune des puissances adhère moralement au règlement de 1815 , y compris la France, considérant ainsi le système comme équitable.
Émerge de ce congrès, un code de bonne conduite internationale. Ce code consiste à ce que les Hommes d’États, dans la poursuite de leurs intérêts particuliers, incluent l’intérêt général et le privilégie, en général, en cas de concurrence entre ces deux intérêts. Enfin, le règlement de 1815 sera caractérisé par une flexibilité parfaite des alignements, les puissances pouvant être ainsi alignées de n’importe quelle manière, chacune pouvant s’allier avec les unes ou les autres. Le système d’équilibre mis en place assurera un mécanisme de sauvegarde très efficace. Ainsi, durant cette période et jusqu’en 1844, bien que remuée par des crises, l’Europe ne connaîtra pas de guerres.
STRATEGIE DE STABILISATION BISMARCKIENNE (1871-1890)
En 1871 émerge une nouvelle distribution des forces jamais vue auparavant. La puissance concentrée autrefois entre la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne, se retrouve concentrée dans les mains de cette dernière, désormais réunifiée, devenant ainsi le pivot de la politique européenne (position illustrée par le Congrès de Berlin, on peut d’ailleurs remarquer Bismarck au centre du tableau d’Anton von Werner).
Le Congrès de Berlin. Tableau d’Anton von Werner (1881).
Par le rôle dès lors central de l’Allemagne, Bismarck devra ainsi faire face aux défis de la stabilité. Dans une Europe mouvementée par les conflits (notamment aux Balkans), le chancelier allemand va essayer de construire un réseau d’accords empêchant ainsi les grandes puissances insatisfaites (plus particulièrement la France avec le cas de l’Alsace Lorraine) de s’allier aux autres puissances et de remettre ainsi en question le règlement de paix de 1871. Ainsi, ce réseau d’alliances et d’ententes, inclura un nombre important de puissances, isolant ainsi la France d’une manière certaine.
Ces accords seront calibrés de manière scientifique de sorte à ce que chaque puissance soit incluse, à l’exception de la France. L’accolade de Bismarck a en fait l’allure de celle d’un «boa», empêchant la Russie et l’Autriche-Hongrie de bouger, c’est un vrai chef d’œuvre de diplomatie dont le seul défaut fût l’échec du successeur de Bismarck (Guillaume II) qui ne comprendra pas la complexité de ce système. Cette combinaison s’écroulant dans les années 1890, incita le rapprochement de la France et la Russie, qui conclurent un accord dès 1893.
Avec l’arrivée au pouvoir de Guillaume II, émergent en Allemagne des aspirations mondialistes (Weltpolitik), paradigme mental pensant la répartition des forces dans le monde entier et plus seulement en Europe. Cela va poser des conflits, surtout avec l’Angleterre et la Russie.
« Le but du successeur de Bismarck n’est plus d’être la première puissance européenne, mais d’être un des trois colosses mondiaux ». Bruno Arcidiacono
FORMATION DE DEUX CAMPS RIVAUX 1880-1907 : « UNE NOUVELLE EUROPE »
Le système s’est divisé entre deux constellations : la Triple alliance versus un conglomérat réunissant la Russie et la France. Ce ne sont pas encore des blocs en 1907, les frontières étaient encore poreuses entre ces alliances, laissant encore possible des rapprochements. Cependant entre 1907 et 1914, au fil d’une série de crises aux Balkans et en Afrique (notamment au Maroc), ces camps se transformèrent en blocs, en sociétés d’intérêts, d’objectifs, et de moyens. Le système d’équilibre multipolaire devient alors bipolaire. La formation de ces blocs est l’une des explications au déclenchement de la guerre en août 1914, début d’une guerre européenne et d’un affrontement meurtrier entre la Triple alliance et la Triple entente.
LE CLIMAT INTELLECTUEL AVANT 1914 : UN NOUVEAU PARADIGME EN MATIÈRE DE RELATIONS INTERNATIONALES
Comment les élites européennes en place en 1914, pensaient-elles les relations internationales et la guerre ? Y a t-il eu un changement dans la conception de la guerre internationale dans la tête des décideurs ?
En effet, pour Bruno Arcidiacono, il y a eu un changement de paradigme. Le paradigme « dominant » était au départ le paradigme libéral des relations internationale. Il identifie trois sources intellectuelles à ce paradigme: Bentham, Mazzini et Cobben.
La thèse de Bentam, introduit une idée sous-jacente, selon laquelle les affaires humaines sont agencées de manière telle qu’il n’y a pas de conflits. Le « principe d’harmonie » induit que les conflits sont dus à des malentendus. Les nations (peuples) n’auraient donc jamais de conflits d’intérêts entre eux. Mazzini, lui, pense qu’une fois que les nations auront atteint leurs frontières naturelles, celles-ci seront complémentaires et la paix sera le mot d’ordre. Pour Cobben, la clé de la paix internationale est le libre-échange.
Arcidiacono observe un changement radical de paradigme entre 1880 et 1909 : on voit ainsi apparaître selon lui, le paradigme national-darwiniste des relations internationales.
Principe de conflictualité (principe reprit plus tard notamment par Hitler et Ratzel), caractérisé par le concept de lutte perpétuelle pour la survie. Certains auteurs appliquent ainsi les idées darwiniennes aux sociétés humaines même. Spencer précise ce principe, pour lui, la sélection naturelle des plus « aptes » s’opère dans mais aussi entre les sociétés humaines. Pour Nietzsche, il n’aurait de place dans la lutte pour la survie, ni pour le droit des gens, ni pour la morale internationale. Enfin, à partir des thèses de Ratzel, émerge en Allemagne une nouvelle discipline géopolitique, qui a pour principe fondamental, l’idée que les nations sont comparables à des êtres vivants, et qu’elles varient ainsi selon leur espace vital. Aussi, selon cette thèse, si l’on n’a pas assez d’espace vital, on meurt. Ici ce n’est pas la paix qui est naturelle, mais la guerre, qui résulte d’un mécanisme de sélection naturelle dans lequel les meilleurs l’emportent.
Cette vision du monde était répandue chez les élites durant la première moitié du XXe siècle. On parle beaucoup de l’Allemagne d’Hitler, mais la France de Charles de Gaulle et l’Angleterre furent aussi imprégnées de ces idées.
LES PROJETS DE PACIFICATION PERMANENTE DE L’EUROPE ENTRE 1871-1914
Cette vision de lutte continuelle de l’Europe, semble être une des raisons de l’éclatement de la guerre mondiale, mais cela n’est pas aussi simple. Le bipolarisme de 1914 aboutit à une guerre mondiale. Pourquoi ? Pour Arcidiacono, il ne suffit pas de dire que le système est bipolaire, mais il faut s’intéresser à l’environnement de ce bipolarisme.
Tout d’abord, en 1914, il n’y avait pas de délimitation claire et reconnue des zones d’influence, la lutte était générale. Aussi, les deux blocs étaient approximativement égaux en 1914 (du point de vue militaire notamment), mais n’étaient pas vu comme stables. Les Allemands considéraient que la Russie était une source inépuisable d’armement (encore empreinte de sa révolution industrielle), et craignaient ainsi que la Triple entente ne prenne le dessus.
Un système bipolaire garant de paix ?
Les deux pôles se dissuadaient mutuellement d’agir. Avant 1914, la guerre, trop importante en terme de coût, n’apportait aucun avantage. C’est seulement dès 1914 qu’émerge le culte de l’offensive, laissant paraître un espoir selon lequel même un avantage minime pouvait être valorisant. Par conséquent, les Allemands concevront un plan (le plan Schlieffen), stratégiquement fou, qui prévoyait que, grâce à leur vitesse de mobilisation, les Allemands pourraient concentrer toute leur armée sur la France et battre ainsi les armées françaises en 6 semaines, pour ensuite transférer toute leur armée sur la Russie. Ce risque était inouï, mais se révéla efficace, montrant ainsi que les inégalités de puissance n’étaient pas dissuasives.
UN NOUVEL ORDRE INTERNATIONAL EN 1919 ? LE RÈGLEMENT DE LA PAIX DE PARIS
Les règlements de 1815 et 1871 avaient amené une longue paix. Alors, pour quelles raisons celui de 1919 se révéla être une catastrophe ?
Lors des traités passés après la Première guerre mondiale, le but des vainqueurs était de déterminer le sort des vaincus (de l’Allemagne en particulier) et de mieux redistribuer les forces d’avant 1914, en affaiblissant le centre de l’Europe. Wilson proposera alors un principe de morale politique supérieur à celui de l’équilibre des forces, à savoir le principe d’autodétermination, le droit des peuples à disposer d’eux mêmes. Il y a en 1919, comme en 1815, la volonté de fonder l’ordre international sur des bases solides. Wilson propose une paix par le droit qui s’incarnerait par la Société Des Nations. Cependant ni les États-Unis, ni aucune autre puissance victorieuse n’est disposée à céder une partie de sa souveraineté. Par conséquent, cette nouvelle organisation internationale de la SDN (Société des Nations) ne pourra exiger quoi que ce soit de ces puissances et sera vaine. Par ailleurs, si l’on veut que le règlement de paix soit conforme au principe de libre disposition des nations à disposer d’elles même, on n’obtiendrait pas une Allemagne plus faible, mais à l’inverse, plus forte. Ce principe ne s’appliquant qu’aux vainqueurs, l’Allemagne jugera ce règlement absolument inéquitable.
PLUSIEURS SYSTÈMES EN UN : L’ENTRE-DEUX-GUERRES (1919-1939)
De 1919 à 1939 se dessinent trois sous-périodes dans lesquelles sont impliquées deux hypothèses qui se nuisent réciproquement.
Période de 1919-1925
Hypothèse 1 : Les Allemands étant artificiellement affaiblis, une hégémonie Franco-anglaise se dessine vers 1923. (hypothèse illustrée par les troupes françaises occupant militairement la région de la Ruhr en Allemagne)
Hypothèse 2 : La SDN symbolise la paix de droit.
Ces deux hypothèses sont incompatibles. La paix d’hégémonie échoue, notamment car l’Angleterre est contre, laissant ainsi la France dans l’incapacité de maintenir cette hégémonie seule. La solution serait-elle dans ce cas de mettre en place un système de droit ? Pour avoir un système de droit crédible, il faut que la garantie le soit aussi. Hélas, le Pacte de Genève est rejeté. La SDN ne peut alors offrir une véritable garantie à ses membres
Période de 1925-1933
En 1931-32, le Japon agresse la Chine. Voici la crise qui mettra la SDN à l’épreuve, celle-ci échoue (affaire de la Mandchourie), échec qui sera confirmé en Éthiopie (envahit par l’Italie en 1935). La SDN arrivera jusqu’aux sanctions économiques mais ne parviendra pas à défendre ses membres.
La solution serait alors de constituer un directoire ? On peut imaginer que la paix puisse être établie par une reconstitution de l’État européen, mais cette idée échoue de fait, en 1933, lorsque Hitler arrive au pouvoir.
Période 1933-1939
On peut imaginer avec le recul historique, un possible directoire européen avec Hitler ? Cette idée restait envisageable et économiquement simple . L’Allemagne redevint dans les années 1930, la première puissance européenne avec l’arrivée d’Hitler, laissant alors émerger l’hypothèse de la formation d’un bloc contre l’Allemagne. Après une première tentative d’Anschluss contre Autriche, se sont réunies les trois grandes puissances (Russie, Angleterre, France, Italie) à Stresa en 1935. On voit alors se former un front uni. Finalement, autour de 1939-1941, l’Allemagne, grâce à la conclusion d’un pacte avec l’URSS, était en mesure d’attaquer la Pologne sans blocage de la part de l’Union Soviétique. En juin 1940, les Allemands avaient alors la possibilité de battre la France sans se soucier de l’Union Soviétique, menant ainsi une guerre sur un seul front. Hitler prit cependant une décision catastrophique, à savoir, l’invasion de l’URSS en juin 1941, qui provoquera sa propre perte.
De cette deuxième guerre mondiale va sortir un système international nouveau qui n’était pas celui que les hommes d’Etats avaient imaginé pendant la guerre (à savoir le système directorial). Ce nouveau système se matérialise dans la Charte des Nations Unies.
Laure Badi-Dubois (UNIL -Université de Lausanne)
Bruno Arcidiacono, Cinq types de paix. Une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe-XXe siècles). Paris, PUF, 2011.
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