Parler de sécurité, c’est construire la menace
George W. Bush s’adressant à la nation depuis le Bureau ovale, le 19 mars 2003, annonçant le début de l’Opération pour la Libération de l’Irak: « The people of the United States and our friends and allies will not live at the mercy of an outlaw regime that threatens the peace with weapons of mass murder ».
« WMD, WMD, WMD: Securitisation through ritualised incantation of ambigous phrases ». Tel est le titre particulièrement éloquent d’un article rédigé par Ido Oren et Ty Solomon dans lequel ces derniers s’évertuent à « revigorer » et « clarifier » l’idée de sécurité proposée par l’École de Copenhague. Pour cette dernière, l’énonciation même de l’ « objet référent » à sécuriser, est ce qui fonde son degré de réalité. Dans cet ordre d’idées, tout un travail de construction linguistique participe à la construction d’une certaine perception du réel, lequel est dépeint à travers d’inlassables répétitions de phrases ambiguës à caractère sécuritaire, en vue d’imprimer dans la conscience collective l’image communément partagée d’une menace contre laquelle il est désormais nécessaire de se sécuriser. « La sécurité est ce que ses agents en font » disait Huysmans (Huysmans, 1998b : 2), et pour cause ! Ce que l’on appelle la « sécuritisation », nous dit Macleod, c’est ce « processus mis en branle par les élites politiques lorsque celles-ci indiquent qu’un objet constitue un enjeu de sécurité » (A. Macleod, et al. : 402).
Le terme de sécuritisation précité, est utilisé pour la première fois par le politologue danois Ole Waever, l’un des piliers de l’École de Copenhague et au côté duquel l’on trouve notamment Barry Buzan et Jaap de Wilde. Ces auteurs s’inscrivent dans un courant de pensée critique quant au concept de sécurité. Dans ce même sens, ces derniers avancent que le concept de sécurité est « un concept flou [relatif] à une définition subjective d’un objet, qui posé comme une menace au sein des institutions et des discours politiques, vient à être perçu comme menace par l’audience ciblée » (ibid). Cette dernière, loin d’accepter et de subir passivement ce processus d’intériorisation, rejoint au contraire les acteurs à l’origine des déclarations de menace. En effet, l’audience participe en chœur à leur diffusion en reproduisant presque en rythme, les mêmes lyriques : WMD, WMD, WMD. Par ailleurs, ceci vaut également pour les opposants qui, bien que de manière inconsciente, chantent ce même refrain à l’heure de le dénoncer. Ce dernier point représente d’ailleurs un véritable « dilemme normatif » pour ce courant de pensée, dilemme qui a notamment été théorisé dans un article rédigé par Huysmans (Huysmans, 2002 : 41 – 62). Oren et Solomon, afin de se dégager d’une telle impasse, accordent une importance cruciale à la satire. Si cette dernière n’est pas une arme de destruction massive, la satire n’est pas pour autant inoffensive lorsqu’il s’agit de saper l’efficacité politique des phrases de sécuritisation.
Ainsi, les auteurs se focalisent sur la campagne de « propagande » militaire élaborée par l’administration de G. W. Bush (Gershkoff and Kushner, 2005 : 531), à la veille de l’intervention américaine en Irak en 2003. Il y était question à ce moment-là pour les auteurs, d’un véritable processus de « ritualisation » d’un même et unique refrain consistant à dénoncer la détention d’armes de destruction massives par Saddam Hussein, afin de constituer ce dernier ainsi que son pays, comme des menaces potentielles contre les intérêts de la nation états-unienne. De fait, dans un contexte post-attentats du 11 septembre, ce refrain eût le vent en poupe, systématiquement repris à une fréquence effrénée tant dans les discours officiels que dans les médias, comme peut en témoigner le graphique ci-dessous:
L’expression finit par se contracter en WMD[2], contribuant à une démarche digne des grandes campagnes marketing élaborées par les marques les plus influentes (Mac pour Macintosh, McDo pour McDonald’s, etc.). Trois lettres suffisent à atteindre un certain degré d’abstraction, lequel permet non seulement de faciliter sa mémorisation, mais aussi de parachever ce processus de sécuritisation de l’Etat irakien. Ainsi s’opère une forme de normalisation de l’expression précitée, qui finit par se colporter vers le débat sociétal. Tout ceci a contribué à une forme de naturalisation au sein de l’opinion publique de l’idée que les armes de destructions massives irakiennes étaient un véritable et urgent problème de sécurité (Solomon, 2009 : 269–94). De fait, les médias ont eu un rôle déterminant dans la diffusion de ce message dès 2002, comme l’illustre le tableau ci-dessous:
C’est pourquoi, il me paraît intéressant de relever la posture épistémologique de l’École de Copenhague. La vertu de cette nouvelle approche me semble résider dans le fait qu’elle tend à dé-essentialiser les objets sécuritaires, constitués au cours des discours officiels comme menaces, et à en déceler le caractère politique, inhérent à cette démarche. En effet, cette dernière a notamment contribué à inscrire l’analyse des relations internationales dans une perspective de sciences sociales et de ce fait, a proposé une posture réflexive quant à l’analyse du domaine de la sécurité à partir d’une approche pluridisciplinaire. En témoigne par exemple l’emprunt de certains concepts à la philosophie, allant de Jacques Derrida, pour qui la constante énonciation de certaines phrases est la condition de sa performativité (Derrida, 1971 : 15), jusqu’à Louis Althusser, lequel avance que « les idées du sujet humain existent dans ses actions » et que ces dernières s’inscrivent dans un processus de « ritualisation » (Althusser, 1971 : 168). De sorte qu’il est à mon sens judicieux de replacer ce courant de pensée dans son contexte de production permettant d’en percevoir plus amplement toute sa portée.
À partir de la fin de la guerre froide, certains spécialistes proposent une approche constructiviste des phénomènes de sécurité, rompant ainsi avec les approches réalistes et néo-réalistes qui promeuvent « le primat des questions militaro-politiques », les questions de défense ou encore les affaires strictement stratégiques (Macleod et al. : 406). Le cadre de référence épistémologique semble s’inscrire dans le prolongement des thèses avancées par Berger et Luckman dans La construction sociale de la réalité (1966). En effet, c’est l’importance accordée au langage, en tant qu’instrument véhiculant tout un ensemble de typifications partagées par les individus ou agents sociaux qui participerait à la construction du réel. Schématiquement, les individus extériorisent, objectivent puis intériorisent des schèmes de perception et de classification du réel. Il est intéressant de constater que ce même processus intersubjectif peut se transposer au domaine sécuritaire. C’est toute l’approche de l’École de Copenhague, qualifiable de constructiviste, qui entend montrer, à travers le concept de sécuritisation, que le langage est un acte intensément performatif. À mesure de « l’utilisation d’un langage sécuritaire par des professionnels de la sécurité, [ces derniers] viennent à construire une réalité sociale devenant objet de sécurité », ce que Macleod appelle « le pouvoir de devenir praxis » (Macleod, et al. : 402).
Ainsi, lorsque Bush martèle sciemment le refrain WMD, i.e « [des] objets létaux conçus pour tuer une grande quantité de personnes en une seule utilisation » (Macleod et al. : 25) pour justifier la politique de sécurité de la nation, il sait pertinemment que « dire et écrire la sécurité n’est jamais un acte innocent ou neutre » (Huysmans : 1998a : 11). De mon point de vue, cette approche critique de la sécurité permet de dénaturaliser l’objet de sécurité en question, en démontrant la dimension socialement construite de la menace. Ainsi, l’on peut relever le caractère politique inhérent à cette démarche sécurisante, que l’on pourrait qualifier de stratégie politique propagandiste.
Pour conclure, il s’agissait de comprendre comment certains leaders d’opinion s’attèlent, à travers leurs discours, à construire une menace. Le cas de la guerre menée par les États-Unis en Irak est emblématique à ce propos. En effet, en procédant à une analyse discursive l’on peut dévoiler tout le répertoire de justifications et les mécanismes linguistiques mobilisés qui ont permis à l’Administration Bush de jouir d’une relative légitimité au sein de l’opinion publique américaine à l’heure d’intervenir dans cette région du Moyen-Orient en 2003. En remettant en perspective l’idée de sécurité, l’article avait pour ambition de mettre en exergue ce processus délibéré de construction d’une menace irakienne, afin d’adopter un regard critique concernant certains discours actuels tendant à rejoindre la même démarche, et consistant à diaboliser certains groupes ou acteurs sociaux, parfois pour justifier certaines mesures d’exception au nom de la sécurité nationale ou internationale.
Boris Colinas (UNIL – Université de Lausanne)
SOURCES
– Amy Gershkoff et Shana Kushner, « Shaping Public Opinion: The 9/11-Iraq Connection in the Bush Administration’s Rhetoric », Perspectives on Politics, 3:3 (2005)
– Ido Oren et Ty Solomon, « WMD, WMD, WMD: Securitisation through ritualised incantation of ambigous phrases », in Review of international studies, 2014, pp. 1-24.
– Jacques Derrida. « Signature, événement, contexte. » in Lecture, Communication: Congrès International des Sociétés de Philosophie de Langue Française, Montréal, 1971.
– Jef Huysmans, « Defining Social Constructivism in Security Studies: The Normative Dilemma of Writing Security », Alternatives : Global, Local, Political, 27 : Special Issue (2002).
– Louis Althusser, « Lenin and Philosophy and Other Essays », trans. Ben Brewster New York: Monthly Review Press, 1971
– Macleod Alex, Evelyne Dufault, et al., Relations Internationales. Théories et concepts, CEPES, Paris : Athéna, 3e éd., 2015 .
– Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris : Armand Colin, 2012 [1966 pour la première édition américaine], 357p.
– Ty Solomon, « Social Logics and Normalization in the War on Terror », Millennium: Journal of International Studies, 38:2 (2009).
[1] et [3] Ido Oren et Ty Solomon, « WMD, WMD, WMD: Securitisation through ritualised incantation of ambigous phrases », in Review of international studies, 2014, pp. 1-24.
[2] Acronyme anglais de Weapons of mass destruction (armes de destruction massive)
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